Le dopage sportif : en finir avec l'hypocrisie
D’abord, qu’est-ce qu’un produit dopant ? C’est un produit, vendu dans le commerce, donc utilisable par chacun de nous, généralement avec ordonnance, mais qui se trouve sur la liste de produits interdits par une instance sportive internationale ou nationale (CIO, UCI, FFA, FFC). Cette liste de produits est souvent modifiée et n’est pas la même selon les instances et les pays. La frontière licite-illicite est donc assez floue, en tout cas fluctuante et relative aux découvertes pharmaceutiques du moment. On n’accusera pas un politicien en campagne de se doper s’il prend les mêmes produits qu’un athlète.
Le phénomène du dopage resterait un non-dit s’il ne faisait pas tant de ravages chez les athlètes. On peut presque parler de comportements suicidaires chez ceux qui acceptent d’entrer dans certains sports professionnels. Le constat est dramatique pour les champions cyclistes : Coppi, mort à 41 ans, Anquetil 53 ans, Bobet 58 ans. Sans oublier les disparus dans l’exercice de leur fonction : Simpson 30 ans, Pantani 34 ans, les suicidés : Koblet 39 ans, Ocana 49 ans. Ainsi que tous ceux qui versent dans la lourde toxicomanie, accoutumés qu'ils sont aux injections et aux psychotropes.
Ces dernières années, un revirement tardif tente d’éradiquer le phénomène parce que le dopage touche maintenant largement le monde amateur avec des sportifs de plus en plus jeunes. Si l’on a pu sacrifier, par le passé, les héros des stades, on ne peut se résoudre à mettre en péril toute la jeunesse sportive. Le sport, dont on a tant vanté les effets bénéfiques, se révèle aujourd’hui dangereux. C’est toute une image qui bascule avec des conséquences désastreuses, pas seulement d’un point de vue éthique mais surtout financier et donc aujourd'hui vital. Les fédérations se nourissent d’une image de marque et de sponsoring privé. Si les héros se transforment en parias, c’est tout un business juteux dont beaucoup de gens vivent qui disparaît, c'est tout le système de financement du sport de compétition qui est touché. La soi-disant lutte contre le dopage fut longtemps un jeu de dupes qui dénonçait quelques moutons noirs (Virenque) pour absoudre tous les autres. Les investisseurs sont confrontés aujourd’hui à cette impossibilité : donner du sport une image valorisante, c'est-à-dire performante et propre, sans que la notion d'exploit soit remise en question. Imaginez une étape du tour de France avec une seule ascension de col? Les héros redescendus simples mortels. Comment idéaliser Monsieur Tout le Monde? Pourtant, les coureurs du tour de France, malgré les contrôles, roulent un peu plus vite chaque année avec des performances que tous les spécialistes mesurent comme «surhumaines». L’athlétisme, à défaut de trouver des sprinters exemplaires, peine à redistribuer des médailles rendues par les vainqueurs condamnés (Marion Jones). On entend alors : "Le mal est plus profond qu’on ne le pensait". A qui veut-on faire croire que les responsables de l’athlétisme et du cyclisme (pour ne citer qu’eux) ignoraient les pratiques obscures de leur sport?
Les solutions existent et on les connaît fort bien : des contrôles inopinés, à tout moment de l’année, répétés et sanctionnés sévèrement, sans échappatoire possible, sans exil temporaire à l’étranger. Des contrôleurs au fait de l’évolution de la pharmacopée. Des suivis médicaux réguliers de tous les champions référencés. Ces mesures ne sont pas appliquées de façon rigoureuse parce que admettre l’ampleur du dopage c’est reconnaître l’absurdité des valeurs sur lesquelles le sport professionnel s'est construit .
On a vite compris, dès les années 1930, que les vainqueurs des stades pouvaient jouer le rôle de héros potentiels. L’héroïsme n’est pas un phénomène nouveau mais il se logeait jusqu’au XXème siècle dans la proximité et l’imaginaire. La proximité de son champ d’action et de sa reconnaissance (village, région), l’imaginaire des légendes, des fables et des contes, bref, situé dans d'autres sphères que celles de la réalité.
Dans le monde scientifique du direct télévisé où nous vivons, le vainqueur doit faire face à deux phénomènes nouveaux : le chronomètre et la mondialisation. Ce n’est pas tout de courir vite, il faut courir le plus vite de tous mais aussi de tous les temps. On connaît l'ensemble des sportifs de haut niveau ainsi que les performances du passé. Le héros, pour conserver son statut dans notre cœur, doit les dépasser et de façon durable. Or le genre humain possède des limites physiques qu’on ne réussit pas à repousser éternellement. Une fois les techniques d’entraînement optimisées, le matériel (chaussures, vêtements, vélos) maximalisé, il devient naturel de recourir à d’autres moyens, chimiques cette fois. La médecine, le vent en poupe, devenue capable de maîtriser et donc de survaloriser certaines fonctions physiologiques devient le compagnon idéal. Le sport ne pouvait pas passer à côté. Les héros resteront sur un nuage, les sponsors investiront, tout le monde (admirateurs et admirés) trouvera sa place. Ajoutons qu’un athlète de 18 ans, à qui on promet monts et merveilles, se moque pas mal de ce qu’il sera à 50 ans. Un sondage effectué sur des adolescents demandant s’ils choisiraient de rester sportif moyen en vivant vieux, ou devenir «star» en mourant à 45 ans est très révélateur : plus de 80% optent pour la célébrité. Doit-on les tenir responsables de cette évolution vers une culture de la gagne, de l’adulation du vainqueur, de la honte au vaincu, de l’anxiété de l’échec ? Pense-t-on vraiment que le jeune sportif se procure ses médicaments à la pharmacie du coin de la rue ?
Est-il sérieux de stigmatiser les sportifs que l’on a propulsés héros en les rendant coupables de tromperies? Le dopage est le résultat d’un état d’esprit de société qui n’admet pas la récession. Les records sont faits pour être battus comme l’économie ne peut que croître. Comment veut-on ensuite qu’une jeunesse pour qui on a érigé la réussite comme seul objectif de vie ne se donne pas tous les moyens d’y parvenir ? «Se dépasser», l’expression maîtresse de notre temps, fait pourtant des ravages mais n’oublions pas que nous en sommes les uniques responsables et que nous n'avons cessé d'encourager ces valeurs-là. Abstenons-nous de huer les héros qu’on adulait quand ils sont pris en faute, de les taxer de «tricheurs» en les enfonçant dans le désespoir et la toxicomanie. Ils ne sont que les victimes logiques d’un processus infernal. Grisés par la notoriété de leurs succès, nous avons feint trop longtemps de l’ignorer.
C’est toute notre société qui triche avec eux. Nous réclamons des héros pour alimenter nos fantasmes mais refusons qu'ils utilisent les procédés techniques leur permettant d'assumer leur statut de surhommes. Nous voulons en même temps que nos champions transgressent les limites physiologiques mais renonçons à excuser leur moindre défaillance quand ils forcent le destin pour rester à la place où on les a hissés. Etrange attitude que celle d'un public assoiffé de victoires qui ne pardonne jamais la défaite, qui demande à ses favoris une perfection éthique en exigeant des performances inhumaines. Voilà quelques éléments qui donnent à réfléchir avant de condamner à l'emporte-pièce les athlètes médiatisés.
Illustration : Marion Jones, JO de Sydney 2000 ; Justin Gatlin, 100m, JO Athènes 2004, tous deux convaincus de dopage.
Cet article est publié sur AgoraVox
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