Filmer les débats politiques
S’il est un exercice intéressant, d’un point de vue didactique, c’est bien celui des débats de l’entre deux tours de l’élection présidentielle, quand il ne reste plus que deux candidats. Ces émissions ne sont pas nombreuses puisqu’on en compte seulement quatre depuis les débuts de la télévision : deux fois Giscard Mitterrand(1974, 1981), une fois Mitterrand Chirac (1988), une fois Chirac Jospin (1995). C’est un exercice de style pour le metteur en scène qui doit se plier à toutes les règles du débat (et elles sont nombreuses) et en même temps essayer de ne pas trop ennuyer le spectateur avec une réalisation digne des pays de l’Est dans les années 70.
Les candidats, ou plutôt leurs conseillers, ont tout décidé à l’avance :
- Qui seront les journalistes choisis ? Il est étonnant de constater qu’une faible occurrence prend vite valeur de tradition. Le chiffre de deux est aujourd’hui devenu immuable. Un homme et une femme de l’audiovisuel aussi.
- Les journalistes ne poseront pas de questions nominatives et personnelles. Il faut donc oublier les interventions du type : « Et Monsieur X, ne vous avait-il pas vivement critiqué pendant des mois avant de vous rejoindre ? », « Et le premier mai, au stade Charléty, nous n’avons pas vu Monsieur Y, ni Monsieur Z, cela veut-il dire qu’au sein de votre parti… ? »
- La distance entre les candidats (à quelques centimètres près). Deux mètres dans le cas présent
- L’agencement des plans. On ne filme que celui ou celle qui parle. Jamais de plan de coupe (par exemple la réaction de celui qui écoute, son sourire, sa moue.) On considère, en effet, que le plan de coupe annule la parole du locuteur. Le spectateur ne s’occupe alors que de la réaction du personnage filmé et plus du discours. Ces plans de coupe existaient en 1974 et Mitterrand les avaient jugés défavorables. Ils furent donc, à sa demande, supprimés dès 1981.
- Le type de plan (plan américain, plan serré sur le visage, plan plus large pour voir les deux candidats). Serge Moati, pour Mitterrand, insistait toujours sur des plans serrés pour obtenir davantage de relation personnel avec le public.
- L’emplacement des caméras fixes (il y en aura six demain). Pas de travelling, pas de caméra portée. Les conseillers ont déterminé la distance à laquelle leur candidat passait le mieux. C’est une caméra différente qui filmera chacun d’eux. On peut donc se retrouver avec une inesthétique alternance de gros plans et de plans moyens pendant deux heures.
- La place des candidats et des journalistes. On tire au sort. Qui est à droite, qui est à gauche, quel journaliste est voisin de quel candidat ?
- Le décor doit convenir aux deux parties. La table, en bois ou en matériau synthétique, claire ou sombre, etc.
- Le temps de parole qui sera de 45 mn pour chacun, à la seconde près.
- L’éclairage, surveillé par un réalisateur pour chaque candidat qui « assiste » le réalisateur principal.
Que reste-t-il donc pour la réalisation ? Jérôme Revon, grand spécialiste de cérémonies officielles (Césars, Molières, Victoires de la Musique), officiera avec Philippe Désert (A vous de juger, émissions de Fogiel, Denisot) à la décoration. On peut se demander comment, avec de telles contraintes, personnaliser une mise en scène. Comment réussir à rendre attractif, pendant deux heures, un découpage aussi prévisible ?
D’autant que, de l’avis des spécialistes, ce ne sont pas les programmes politiques qui feront la différence mais le côté médiatique des candidats. L’enjeu sera de déterminer qui sera le meilleur acteur, qui passera le mieux, qui glissera la petite phrase dont tout le monde se souviendra (« monopole du cœur », « homme du passif »). Le côté visuel primera donc sur le fond, mais il sera étouffé par les figures imposées. Là réside l’absurdité de l’exercice : savoir que nous sommes en plein dans le show médiatique et pourtant ne pas en utiliser les ficelles. Livrer un résultat brut quand la « communication » devient tellement sophistiquée. Se priver de toutes les fantaisies qu’offrent le direct et le numérique alors que les campagnes électorales ne sont qu’entreprises de séductions et représentations visuelles.
On attend quelque vingt millions de téléspectateurs pour cette grande messe télévisuelle (le record absolu d’audience : football France-Portugal 2006, avec 25,1 millions). L’émission « Loft Story », mise en scène à partir de caméras de surveillance, avait également déchaîné l’audimat. Le football en général, avec ses plans convenus et récurrents, connaît les plus gros taux d’écoute, tous pays confondus. Tout montre que la réalité, filmée en plans fixes, sans artifice et pratiquement sans mise en scène, dépasse l’intérêt de n’importe quelle fiction la mieux conçue et réalisée. La forme deviendrait-elle secondaire ? On nous dit pourtant tout le contraire pour la politique. Ou alors, lassé des histoires qu’on lui raconte, le public réclame de l’événement, « en temps réel », du suspens « live », où tout peut arriver. Le football, un débat politique, des hommes et des femmes enfermés dans un appartement… pourvu qu’il se passe quelque chose et qu’on soit là, présents pour le voir.
Illustration : débat Giscard Mitterrand 1974 (en haut), 1981 (en bas)
Cet article est aussi publié sur Agoravox
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