28 novembre 2007

Le quart de la planète peut aujourd'hui parler une même langue


Le chiffre est tombé il y a quelques jours : 1,5 milliard d’individus sont capables de parler anglais. Sur le chemin de ce vieux mythe de l’humanité (construction de la tour de Babel), il faut pourtant nuancer : pour plus de la moitié de ces anglophones, l’anglais n’est qu’une langue apprise, le plus souvent imparfaitement. Mais les bureaux linguistiques anglais nous affirment qu’on n’en restera pas là. Ils estiment que ce chiffre devrait atteindre les 3 milliards d’ici dix ans.

Au contraire du français, l’anglais ne s’embarrasse pas de définitions. Ainsi il est difficile de savoir ce qu’est véritablement l’anglais et on pourrait facilement parler de « langues anglaises » au pluriel. Entre un anglais parlé par un Nigérien et celui parlé par un Canadien les différences sont importantes et ne feront vraisemblablement que s’accentuer.
Ensuite, l’anglais appris n’est pas similaire à celui de la reine d’Angleterre (souvent utilisé comme référence, avant d’être remplacée par l’anglais de la BBC), loin s’en faut, et on parle souvent de globish (global english), ou english broken (anglais simplifié). Cet anglais basique serait estimé à 1500 mots, suffisamment expressifs pour se faire comprendre et être compris. Il est alors question de messages pratiques et concrets, pas de littérature ou de philosophie. 1500, c’est peu comparé aux 8000 mots utilisés en moyenne dans une langue.
Ce globish, enseigné comme tel par des méthodes de langues, suscite pourtant beaucoup de critiques quand ce n’est pas de l’exaspération ou encore de la jalousie. Il reste pourtant incontestable qu’il est en train de s’imposer comme langue de communication, sans que personne n’ait rien décidé, en remarquant aussi que, concernant les langues, rares sont les décisions officielles qui ont été suivies d’effets durables.

Retour en arrière. Ce n’est pas la première fois qu’une langue s’impose comme moyen de communication plus ou moins universel. Les trois exemples qui sautent aux yeux, en Occident, sont le Grec durant l’Antiquité, le Latin jusqu’à la Renaissance et le Français jusqu’au XIXème siècle. Aucune de ces trois langues n’a réussi à se maintenir comme telle durablement.

Difficile de disserter sur le grec car on n’en connaît que la langue écrite, sans savoir quel grec parlait le citoyen de Marseille (colonie grecque) au IIème siècle après J.C, par exemple. Si le grec fut une langue de communication, ses limites restèrent toutefois confinées au pourtour de la Méditerranée.
Le latin nous est beaucoup plus proche. Il était toujours au XVII siècle la langue des érudits et l’Eglise Catholique l’utilise encore, alors qu’il est devenu langue morte depuis quatorze siècles. Le latin du Vatican est une simplification considérable du latin de Cicéron. En cela il est comparable au globish dans la mesure où, depuis le VIIème siècle, il est utilisé uniquement comme seconde langue, mais à la différence essentielle près que l’anglais, origine du globish, est une langue bien vivante, qui donc évolue constamment.
Reste la question de savoir pourquoi l’anglais, sous sa forme simplifiée, a supplanté le français ? D’abord à cause de sa précision : Jean-Claude Sergeant (Professeur de civilisation britannique à Paris III) caractérise l’anglais de « non nonsense language » qui en ferait la langue de prédilection des scientifiques. A la phrase de Flaubert : « C’était une surprise qu’il réservait à sa femme : son portrait en habit noir » (Madame Bovary), on traduit : « a portrait of himself in his black dress coat. » (trad. G. Hopkins). A l’imprécision française de la représentation du portrait (le sien ou celui de sa femme) l’anglais clarifie deux fois le sujet de la toile : le mari (himself, his).
Ensuite les petits mots (in, out, on, off) accolés aux verbes ou aux noms pour leur donner un sens se révèlent concis et pratiques à la fois (take off, input, outside, etc).
Enfin la complexité et la rigidité du français qui rechigne à se réformer, au moins sous sa forme écrite, en fait une langue très difficilement assimilable par un étranger sans commettre de nombreuses fautes, tant grammaticales que d’usage, alors que l’anglais s’est prêté à la simplification sans soulever des ras de marées chez les anglophones d’origine.

Concernant le globish, il y a lieu de lever certaines confusions qu’on peut lire ou entendre chez les défenseurs de la langue anglaise de Shakespeare comme chez les partisans d’un autre système de communication.
De l’avis de tous les linguistes, il est inconcevable que toutes les langues disparaissent au profit de l’anglais. Il y a une différence fondamentale entre une langue maternelle, première, d’éducation, et une langue apprise, a fortiori sous une forme simplifiée. Il y a fort à parier que l’anglais évoluera plus rapidement et dans un autre direction que le globish qui, s’il présente certaines caractéristiques d’une langue - « la langue est un système de signes » (Saussure), n’en présente pas tous les attributs. Le même Saussure nous assure en effet que « la langue n’est pas moins que la parole un phénomène de nature concrète ». Martinet y voit « un instrument de communication selon lequel l’expérience humaine s’analyse différemment dans chaque communauté », ce qui implique dans les faits : à chaque communauté une langue différente.

Une doctrine très généralement reçue nous enseigne que « c’est seulement le langage qui permet à la pensée de s’organiser. Comme il n’y a pas de langage en soi, mais seulement des langues multiples et différentes, la pensée d’un individu demeure dans une large mesure sous la dépendance de la langue qu’il a apprise » (C. Baylon & X. Mignot La communication). Notons encore la définition de Humbolt : « la langue est une vision du monde ». L’acquisition d’une langue est liée à une structuration spécifique de la pensée et, à moins d’un véritable bilinguisme (très rare et lié à des conjonctures particulières : père et mère de langue différente, résidence durable dans un pays étranger), on ne remplace pas couramment ses modes de pensée. Ce qui veut dire que l’anglais simplifié que parlera un Chinois restera une langue de communication, une sorte de code qui a toutes les chances de demeurer système figé. Sa langue maternelle, celle qui a structuré sa pensée, n’a aucune chance de passer à la trappe pour autant et c’est un contresens de croire qu’une langue de communication puisse se substituer à une langue première, celle de son éducation, celle de la formation de son esprit (maternelle).
Il faut ajouter à cela une caractéristique linguistique fondamentale : « L’unité d’une langue, quand elle existe, n’est jamais qu’un acquis provisoire et menacé » (Baylon, Mignot). C’est le cas pour une langue première (le français des Antilles ou du Canada, l’anglais du Nigéria), ça ne l’est pas pour une langue de communication qui aura tendance, en cherchant l’universel, à la simplification grammaticale et à l’appauvrissement du vocabulaire (le latin ecclésiastique).

Que ceux qui craignent que la langue anglaise s’approprie le monde se rassurent donc. Le globish, ou anglais simplifié, ne deviendra jamais la seule langue mondiale. Il ne possède d’ailleurs pas les caractéristiques d’une langue à part entière et s’assimile davantage à un système de codage. De surcroît, il n’est même pas certain que cette forme d’anglais reste vecteur dominant de communication encore très longtemps car, de l’avis des spécialistes, elle pourrait très bien être remplacée par l’hindi, l’arabe ou le mandarin qui reste la langue première la plus parlée au monde (800 millions de locuteurs).

Cet article a été écrit avec le concours de mon épouse, Docteur en Grammaire Comparée et Chargé de recherche au CNRS.

Illustration : Tour de Babel – Breughel

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