28 mars 2007

Le Louvre des sables : Abou Dhabi

Le Ministre de la culture vient de signer, le 6 mars 2007, un accord entre la France et l’Emirat d’Abou Dhabi permettant la construction d’une annexe du musée du Louvre.

Ce qu’il faut savoir quand on parle de cette annexe future (2012) du Louvre:

Le Louvre est le musée le plus visité du monde avec 6,9 millions de visiteurs en 2004. Il possède 300 000 œuvres dont seulement 35 000 sont exposées. Les quatre premières années, le Louvre prêtera 300 œuvres par rotation, pour deux ans et assurera 4 expositions temporaires par an qui rapporteront 150 millions d’euros. Le Louvre d’Abou Dhabi devrait rapporter 1 milliard d’euros à la France dont 150 millions d’euros payés dans moins d’un mois. Le bâtiment, confié à l’architecte Jean Nouvel, est entièrement payé par le pays hôte. Tout l’argent récolté par l’opération ira dans les caisses des Musées de France afin de permettre de nouvelles acquisitions et d’améliorer la conservation des œuvres.

Les réactions ne se firent pas attendre en France : à l’annonce de la création de ce musée, une pétition est apparue dans le périodique La tribune de l’art, signée par 4700 conservateurs, archéologues, historiens de l’art et particuliers. Le texte met l’accent sur le fait que les musées ne sont pas à vendre, sur la préférence du prêt gratuit (quand on connaît le prix des transports d’œuvres d’art) plutôt que la location fort chère.

Il serait bon de rappeler ici comment les grandes collections nationales se sont constituées. Pour l’art antique, il est reconnu que, dès la fin du XVIIIème siècle, les grandes puissances de l’époque se sont livrées à un véritable pillage des antiquités ou, lorsqu’il ne s’agissait pas de vols, à des achats peu scrupuleux dans des pays ignorant la notion même de patrimoine, tout occupés qu’ils étaient à leur survie et à celle de leurs populations. Quand ce ne sont pas des achats à des marchands peu fiables qui recyclaient les trouvailles de fouilles clandestines sauvages. L’expédition de Napoléon en Egypte en fut un des plus fameux exemples mais ce ne fut pas le seul. Toutes les forces militaires coloniales se servaient allégrement dans les pays de leurs champs d’action. Ainsi le Bénin, par exemple, se vit spolié de pratiquement toute sa sculpture en bronze, très apprécié en Europe à cette époque.

Sans revenir sur le passé colonial trouble de l’Angleterre, de la France, ou même de la Russie, force est de constater que les conservateurs ont la mémoire un peu courte en écrivant : Sur le plan moral, l’utilisation commerciale et médiatique des chefs-d’œuvres du patrimoine national, fondements de l’histoire de notre culture et que la République se doit de montrer et de préserver pour les générations futures, ne peut que choquer (…) Contre près de 1 milliard d’euros... N’est-ce pas cela "vendre son âme" ?

Si l’on comprend bien l’esprit, les conservateurs se prononceraient donc pour la restitution de toutes les œuvres acquises de façon peu orthodoxe depuis le XVIIIème siècle, au nom des « fondements de l’Histoire des cultures ». Pourtant personne n’y fait allusion. La pétition s’achève ainsi : « Que l’on puisse rêver d’un monde où circuleraient librement les hommes et les biens de consommation est légitime. Mais les objets du patrimoine ne sont pas des biens de consommation, et préserver leur avenir, c’est garantir, pour demain, leur valeur universelle. »

Deux remarques s’imposent :

- Il n’a jamais été question de vendre quoi que ce soit à quiconque dans le cas du Louvre mais de prêts contre rétribution.

- Cela ne dérange personne, en France, que les grands musées se soient constitués, dans le passé, par le biais d’actions mercantiles souvent troubles. Une fois les œuvres acquises, l’argent devient tabou. On se réfugie alors sur la notion de «patrimoine national», d’autant plus litigieuse que bon nombre d’œuvres ne sont pas françaises.

Il est à remarquer que cette pétition adopte, sur le sujet, un point de vue particulièrement isolé. Notons au hasard quelques réactions dans la sphère internationale de l’art :

Selon le journal anglo-saxon de référence Art Newspaper (8 février), « La critique française contre le prêt d’œuvres relève d'une conception irréaliste de l'économie des musées. Une conception chauvine, qui envisage ces prêts comme une perte pour la France plutôt que comme une opportunité pour ceux qui reçoivent ces oeuvres et ceux qui les prêtent».

Neil MacGregor, Directeur du British Museum, dit dans une interview à Libération :
Il faut prendre garde à ne pas fixer les oeuvres dans le cadre d'une propriété et d'un lieu uniques. Est ainsi posée la mauvaise question qui est celle de propriété des oeuvres. Elle va à l'encontre de l'appartenance au patrimoine de l'humanité, et enclenche un réflexe de fermeture.

Il est évident aujourd’hui que la valeur (pas seulement financière) d’une œuvre d’art est fonction de son aura médiatique. Plus une toile ou une sculpture seront vues, plus on en parlera et plus le musée de sa provenance s’en trouvera favorisé. Se renfermer à l’intérieur de ses frontières, c’est oublier une autre notion devenue prépondérante pour l’art, celle de l’humanité. Les sociétés se sont transformées ces dernières décennies, les peuples se mélangent, la demande de culture est de plus en plus universelle. La connaissance devient une valeur essentielle. Dans cet esprit-là, la circulation des œuvres d’art devient incontournable et même si, symboliquement, Abou Dhabi n’est pas le meilleur exemple d’une ouverture populaire, cet exemple ne pourra que montrer la voie. L’Etat français, on l’espère ardemment, prendra garde de ne pas restreindre ces prêts aux meilleurs payeurs.

La semaine prochaine nous examinerons la question de savoir quel sens prend aujourd’hui la restitution par les musées des œuvres réclamées par leurs pays d’origine.

Illustration : le projet du Louvre d'Abou Dhabi de Jean Nouvel