14 mars 2007

Baudrillard restera encore longtemps parmi nous, virtuellement

Jean Baudrillard nous a quittés la semaine dernière et a ainsi permis à ses partisans et détracteurs de s’exprimer de nouveau. Sa provocation de « La guerre du Golfe n’a pas eu lieu », quelques jours après un premier article : « La guerre du Golfe n’aura pas lieu » n’aura pas été du goût de tous. Mais ses réflexions sur les médias, le virtuel, le sens des images resteront au-delà des modes et des shows médiatiques. Il faisait partie des grands penseurs généralistes de notre époque, capable aussi bien de disserter sur la séduction ou la mort, de développer une théorie de l’histoire, d’écrire sur la société de consommation ou de se lancer à corps perdu dans la photographie. Dans un monde aussi pointu, le côté « touche à tout » peut énerver. Baudrillard est critiqué par les spécialistes des domaines qu’il englobe. Comme tous les penseurs médiatisés, il devient victime de sa propre image, victime du système qu’il avait lui-même dénoncé. On demande le point de vue de Baudrillard sur la guerre du Golfe, sur le 11 septembre, sur l’art, la politique. On en fait une référence, comme un symbole de la pensée contemporaine. Et Baudrillard répond mais il n’est pas compris. On le traite d’intellectuel délirant, de penseur fou jamais en phase avec le terrain, d’apolitique quand il refuse de prendre parti, de réactionnaire quand il dénonce l’esprit de gauche. On lui reproche de cultiver cette originalité qui fait parler de lui, de devenir dérangeant par habitude, de prendre le contre-pied de la pensée commune, presque par fonction. Il se justifie :

"Ce qui peut faire échec au système, ce ne sont pas des alternatives positives, ce sont des singularités. Or les singularités ne sont ni bonnes ni négatives. Elles ne sont pas une alternative, elles sont d'un autre ordre. Elles n'obéissent plus à un jugement de valeur ni à un principe de réalité politique. Elles peuvent donc être le meilleur ou le pire. On ne peut donc les fédérer dans une action historique d'ensemble. Elles font échec à toute pensée unique et dominante, mais elles ne sont pas une contre-pensée unique — elles inventent leur jeu et leurs propres règles du jeu."

Comme pour Barthes, Foucault, Derrida et Deleuze avant lui, le monde scientifique atteste que personne ne peut plus demeurer pertinent en embrassant des domaines aussi nombreux et larges. La philosophie ou la sociologie généraliste auraient donc vécu pour être remplacées par des études aux sujets bien définis et donc spécialisés. Et pourtant, combien de lecteurs et d’auditeurs ont pu être séduits par ces artistes de l’argumentation brillante et des théories s’échappant des sentiers battus pour naviguer dans d’autres sphères bien tentantes.

Nonobstant toutes les critiques, Baudrillard présente l’immense mérite d’avoir travaillé sur un domaine essentiel de notre monde en pleine évolution : le réel et le virtuel. Et ceci par rapport aux images, aux médias et même aux pensées (« le vrai en vient à être effacé ou remplacé par les signes de son existence. ») Avec Guy Debord et sa Société du spectacle, il annonce la disparition du réel, en donnant cette version tellement contestée : « En fait, cela renvoyait pour moi au problème très général de la réalité, attendu que la réalité n'est rien d'autre qu'un principe. Le « Principe de réalité », la réalité objective et le processus de reconnaissance qu'elle appelle, disparaissent en quelque sorte (…) Cette base spectrale nous mène, d'une certaine façon, au virtuel, et à tous ces mondes où règnent la virtualité. »

Quant à sa disparition dont beaucoup d’articles, cette dernière semaine, raillent la réalité, ce n’est pas faire injure à cet immense penseur que de dire qu’il avait dû s’y préparer depuis longtemps : « On essaie d'aller de plus en plus vite, si bien qu'en fait, on est déjà arrivé à la fin. Virtuellement! Mais on y est quand même. » Entretien publié dans la revue Le Philosophoire n°19.

La semaine prochaine nous essaierons de cerner les rapports de Baudrillard à la photographie.