07 février 2007

L'image vérité I : Les micros-trottoirs

Nous entamons aujourd’hui une série qui traitera de la principale qualité dont on crédite, encore aujourd’hui, la photographie et par extension la télévision : l’établissement d’une preuve et donc l’énoncé de vérité.
Le micro-trottoir en est la plus perverse des manifestations.
D’abord, ne pas croire que l’image soit l’accessoire de ce qu’on pourrait prendre pour un exercice oral. Comme l’explique un journaliste de la télévision canadienne :
« Plus personne aujourd'hui n'a peur de se faire interviewer "à la radio" … les gens ont apprivoisé le son/micro notamment via le téléphone et le son/radio via les tribunes téléphoniques… Ajouter une caméra (pour la télévision) au micro-trottoir et plus personne pour oser affronter la situation. Les gens ont encore peur de l'image comme certains de nos ancêtres, jadis, avaient peur de se faire "voler leur âme". C'est dire quel mythe entoure encore aujourd'hui la prise d'images (vision) à distance (télé) ...! ». Il y a de bonnes raisons de penser que l’image renforce l’argument lexical. Un discours oral reste anonyme tant qu’un visage n’y est pas associé (visage tout aussi anonyme mais qui donne l’illusion de proximité et de réalisme). Certaines chaînes inscrivent même maintenant, en sous-titre, le nom des inconnus interviewés par leurs journaux télévisés.
Ensuite, comme le dit Daniel Schneidermann : «On tend le micro au peuple, avant de sélectionner soigneusement ses réponses en fonction de ce que l'on pense qu'il devrait penser ». C’est-à-dire que sous couvert d’image vérité, on fait passer une opinion choisie (avec l’image c’est bien plus convaincant) pour l’opinion dominante et ce faisant on parvient à moduler la pensée de toute une société qui n’y prend pas garde. Comme le rappelle Pierre Bourdieu : «Première leçon de tout enseignement sur les médias : le montage peut faire dire n’importe quoi à des images.»
En s’interrogeant sur le bien-fondé de ces interviews, on est souvent frappé par le caractère médiocre et identique des réponses. Ne pas oublier que, le plus souvent, on ne connaît pas les questions posées et comme le remarque une enquête de Sociologie des Médias : «Souvent, la précision et le manque d'intérêt des questions conduisent à des réponses peu approfondies.»
Prenant l’exemple d’une inondation, et sans connaître les questions, on est accablé de n’entendre que des « c’est la première fois que je vois ça », ou encore de suivre l’interviewé qui montre (justification de l’image) le niveau des crues passées.
Des automobilistes coincés dans un embouteillage (départs en vacances, intempéries), la vitre ouverte (en plein hiver cela surprend toujours, mais on doit les entendre) : «il faut être patients, qu’est-ce qu’on peut y faire…». Ces pauvres mots pourraient résumer la teneur de tous ces reportages en de telles circonstances. Posons toutefois le problème à l’envers : en écoutant les réponses, devinons quelle est la question posée à ces pauvres automobilistes dépités. Imaginons la scène : un animateur, 100m en amont, qui demande l’accord de l’automobiliste, lui glisse quelques mots, lui demande de baisser la vitre. Maintenant, je vous laisse le soin d’imaginer la question intelligente et originale qu’il peut formuler, juste avant que l’interviewé n’entre dans le champ de la caméra. « Cette habitude de toujours tirer le débat vers le bas… cette attitude relève d'une conception totalement méprisante d'un "téléspectateur moyen" abruti et borné, incapable de réfléchir et qui ne peut suivre qu'un débat prémâché ne décollant que rarement du ras du sol. » Sociologie des Médias. La revue Tocsin souligne :« De fait, ces reportages sont trop souvent présentés comme des photographies de l'opinion publique. Ils n'en sont pourtant qu'une illustration plus ou moins honnête. Leur valeur informative est quasi nulle. »

Il y a donc lieu de se poser la question des responsabilités de ce qu’on peut appeler la dérive de l’information axée sur cette habitude médiatique. Pourquoi les responsables des chaînes insistent-ils avec ces pratiques ? La première réponse qui s’impose : pour fournir un justificatif de ce que pense le journaliste qui utilise l’argument de l’opinion (c’est-à-dire faire croire que trois personnes, pas même prises au hasard, représentent une large collectivité dotée d’un avis unitaire sur la question). La seconde qu’on peut envisager est encore plus malsaine puisqu’elle renvoie le spectateur sur sa propre image en lui montrant, par un choix qui se veut aléatoire, donc représentatif, que cette opinion majoritaire est la sienne : il vient de l’exprimer par la bouche de ces témoins, anonymes, mais qui existent cependant, comme l’image nous en donne confirmation. Le micro-trottoir ce serait ainsi une définition possible de la démagogie.
Illustrations : Micro-trottoir en Roumanie et à Genève (Suisse)