20 juin 2007

Photogénique: mot étrange pour idée floue



En 1839, pour Louis Arago, photogénique veut dire « qui produit de la lumière ». Le sens dérive très vite et en 1869 le mot signifie : « qui donne une image nette en photographie ». Le mot scientifique d’Arago, même s’il a perduré, n’est plus guère usité et aujourd’hui l’adjectif s’applique à une personne « dont le visage produit sur la photo ou sur l’écran un effet supérieur à l’effet naturel » Larousse étymologique.

Evolution intéressante, inversion sémantique puisqu’on passe en un siècle de « qui produit de la lumière » à « que la lumière produit ». Et le vocable « photo » est pris, par erreur, pour photographie (au lieu de lumière) et entraîne les dérivés comme cinégénique ou télégénique.

Si le mot est donc bien étrange, l’idée contemporaine qu’il engendre embarrasse ceux qui y sont confrontés. Ecoutons les témoignages des intéressés, aucun ne risque une explication rationnelle :

Isabelle Huppert

"On peut certes rendre la photogénie plus ou moins efficace, en fonction de ce qu'on comprend ou pas de la lumière. Mais c'est une donnée absolue. [...] Il ya beaucoup de gens photogéniques. Ce n'est évidemment pas pareil en photo et au cinéma. On peut être photogénique et moins cinégénique, l'inverse est moins vrai."

Lisa Giger (agence de mannequin Time)

"Bien des femmes, très belles en chair et en os, ne donnent rien en photo. A l'inverse, les top-modèles ont quelque chose de plus que la beauté, quelque chose qui ne se révèle qu'à l'image"... mais elle se garde bien de dire quoi, de l'ordre de la sensation, indéfinissable: "Un bon mannequin a des yeux qui racontent des histoires" ajoute-t-elle.

En suivant la piste de cette dernière phrase, qui fait écho à celle du photographe Stéphane Martinelli : «la photogénie se joue en grande partie dans le regard» on peut avancer que la photogénie pourrait se confondre avec la séduction, en devenant le penchant à fantasmer à partir d’une représentation. On peut même élargir la notion de photogénie. On parle de paysages photogéniques, d’objets photogéniques, c’est-à-dire aptes à donner une image en deux dimensions flatteuse, c’est-à-dire qui corresponde à une idée esthétique qu’on s’est forgée à travers notre culture visuelle, une image capable d’enclencher des souvenirs, des relations étroites avec un vécu, ou encore une projection dans un environnement idéal.

D’un point de vue plus scientifique, la photogénie d’un individu tient surtout à la géométrie. Plus un visage (ou un corps) tend vers une symétrie parfaite (on parle souvent de « régularité des traits ») plus il sera photogénique, ensuite se greffent des critères liés aux cultures. Ce qui est vrai pour un Français ne l'est pas forcément pour un Chinois. Mais la photogénie semble disparaître dès qu’on s’écarte de la norme. Les maquilleuses de studio le savent très bien, leur rôle consiste essentiellement à gommer tout ce qui altère les contours parfaits. Un nez de travers, une bouche asymétrique sont souvent fatals. Pourquoi ? Parce qu’en cristallisant le regard sur l’anomalie, ils freinent la rêverie.

Robert Bresson donne une indication importante. Pour lui, l’image plate, celle qui exprime le moins (par son contenu dramatique ou lyrique), a le plus de chance de libérer un sens second.

Si l’on peine tant à analyser la photogénie, ce serait peut être parce qu’elle se définit par la négative : une absence de caractère principal. Cette lacune, engendrerait un espace propice à abreuver l’imaginaire de chacun. Après la suggestion de l'image neutralisée, cette déficience d'émotion se comporterait comme le catalyseur de nos fantasmes. Il reste donc pour ceux qui ne sont pas taxés de « photogéniques » à se rassurer : ce ne sont pas tant les personnalités des « top models » qui attirent le public mais leur propension à envoyer vagabonder l’âme des spectateurs bien au-delà du lancinant quotidien.

Illustration : (haut) Marilyn Monroe, (bas) Madonna

Cet article est publié dans AgoraVox