21 juin 2006

La photographie et les morts

Depuis que le monde est monde, l’homme, sans cesse poursuivi par l’idée de l’absence des proches disparus, a tenté d’en fixer les traces. Sans vouloir se résoudre à leur perte, il utilisa des représentations réalistes de l’instant même de leur trépas.
Après une longue tradition depuis l’Egypte antique et les masques mortuaires (sûrement davantage destinés à la transition dans d’autres sphères qu’au souvenir), le moyen âge avec les gisants et les transis (l’article de la semaine prochaine leur sera consacré), la société européenne connut une mode consistant à photographier le défunt sur son lit de mort (cf. Proust article précédent), moyen peu onéreux de fabriquer un masque funéraire réservé, lui, aux grands de ce monde (Victor Hugo, Napoléon). Là encore, comme pour le portrait, la photographie démocratise un usage réservé à l’aristocratie.
Le musée Grévin est inauguré en 1882. Son concepteur, Arthur Meyer, est journaliste au « Gaulois ». Il veut présenter en trois dimensions les personnages exposés en couverture de son journal. Pas encore question de leur mort mais il est aisé d’imaginer comment il convaincra Grévin d’investir une partie de sa fortune dans cette coûteuse opération. Le XIXème siècle veut se souvenir et le formidable essor des techniques lui en donne les moyens.
Chaque fois qu’on invente une nouvelle machine optique, le premier pouvoir dont elle est créditée est, justement, de rendre visible l’invisible. Quels manques plus cruels et quoi de plus invisibles que les chers disparus ? Les médium recourent à la photographie du défunt avec qui on tentera de communiquer, par spiritisme. Il est étonnant de constater que la coutume de photographier des morts est apparue dès la naissance de la photographie. Elle n’a pratiquement plus cours aujourd’hui, associée au malheur dans un monde occidental qui cherche à gommer tout ce qui peut l’éloigner du plaisir, où seul le souvenir heureux mérite d’être cultivé.
Il est difficile aujourd’hui de croire que l’image des défunts, photographiés de leur vivant, a conféré à la photographie au XIXème siècle un statut de sorcellerie, capable de faire surgir les fantômes de l’au-delà, statut dont elle eut bien du mal à se débarrasser par la suite. Eric Aupol, photographe, écrit aujourd’hui : « La magie de la photographie, c’est ce sentiment physique d’être face à des fantômes ».