10 août 2007

Bonheur et niveau de vie : les vertus de la cupidité

Une petite entorse à l'image cette semaine de vacances, quand nous sommes censés vivre une période de bonheur en rompant avec nos moroses habitudes.

Nous sommes désormais bien loin de l’Antiquité et des débuts du monde chrétien quand le bonheur pouvait consister à tendre vers une perfection de soi-même qui permettait de se détacher de sa condition humaine, c’est-à-dire de répondre au problème de l’absurdité de sa mort. Le bouleversement se produit au XIXème siècle, avec la révolution industrielle, quand apparaît la notion de croissance ainsi que le décloisonnement des classes sociales qui deviennent la marque presque exclusive de la fortune. Une composante principale du bonheur devient alors liée à la possession. A partir de cette époque, chacun peut devenir supérieur à partir du moment où il en a les moyens. La démonstration fait long feu et aujourd’hui encore, on l’a constaté lors des dernières élections en France, tout parti politique (excepté peut-être les écologistes), ne jure que par la croissance qu’il présente comme seul remède à tous nos maux récurrents depuis maintenant plus de trente ans.
Schopenhauer, comme Marx, l’avaient pourtant signalé très tôt : la notion de bonheur en rapport à ses désirs est toute relative. « La limite de nos désirs raisonnables se rapportant à la fortune est très difficile, sinon impossible à déterminer car le contentement de chacun à cet égard ne repose pas sur une quantité absolue mais relative » Arthur Schopenhauer : Aphorismes sur la sagesse dans la vie (1851). « Nos besoins et nos jouissances ont leur source dans la société ; la mesure s’en trouve donc dans la société, et non dans les objets de leur satisfaction » Karl Marx, Travail salarié et capital (1849)
Pourtant, toutes les études sociologiques actuelles vont dans le même sens. Si dans le monde occidental il est indéniable que l’on assiste à une augmentation considérable du niveau de vie ces cinquante dernières années, la sensation de bonheur, elle, reste stagnante. En revanche, elle est avérée chez ceux qui connaissent un enrichissement nettement supérieur à la moyenne. Le bonheur n’a donc plus aucun rapport avec les besoins. Il prend son essor chez l’individu qui parvient à se distinguer de ses semblables et, depuis deux siècles, demeure presque exclusivement lié à l’abondance de biens. Le corollaire de cette théorie concerne le malheur qui est perçu dès lors qu’un individu se situe en dessous du niveau moyen de consommation. Pas tant à cause de la souffrance engendrée que de la marginalisation qui en résulte, parce que cet « asocial » se considère, ou qu’on le considère alors comme d’essence inférieure et donc indigne de fréquentation.
La spirale est infinie et confine à l’absurdité, à savoir : la possession de l’inutile, pourvu qu’on le possède. C’est la naissance du gadget, dans les années soixante-dix, dont on admet d’emblée qu’il ne sert à rien, mais que l’on souhaite malgré tout acquérir pour demeurer dans la norme consommatrice.
Un exemple parmi d’autres : une automobile est perçue comme un luxe dans les années cinquante. Elle ne l’est plus aujourd’hui, mais l’individu qui n’en possède pas se trouve déclassé par rapport à une majorité chez qui l’objet est devenu « naturel ». Seule objection : les villes ne sont pas extensibles à l’infini et souvent les temps de trajets citadins se sont trouvés multipliés par deux en vingt ans. Ce qui était source de bonheur, voire de liberté, devient source de problème, voire d’aliénation, tout en restant indispensable au maintien sociétal. En poussant le raisonnement un peu plus avant, on peut imaginer que la voiture devienne inutile mais que la population continue à s’en procurer comme marque de niveau de vie.
On ne connaît donc le bonheur que par rapport aux autres, par une sorte de relativité sociale qui ne permet pas à tout le monde d’y accéder. Au sein d’une entreprise, un individu X ressent une vague de satisfaction quand il est nommé directeur d’un secteur. Toutefois, il n’était pas le seul à convoiter le poste et l’entreprise ne peut pas compter que des directeurs dans ses rangs. Il laisse donc les autres candidats rejetés dans un relatif désarroi. Toutefois, on peut tristement constater que son bonheur aurait été nettement moindre si tous les candidats avaient été nommés directeurs également. Il tire donc ce bonheur, non pas de l’avantage que présente pour lui cette nomination, mais surtout de l’orgueil d’avoir été choisi, lui plutôt qu’un autre.
Ces études montrent également que la cupidité de l’individu est une composante essentielle de son bonheur. On est loin des philosophes de l’antiquité et même des modes de pensées orientaux jalonnés des préceptes visant à ne plus dépendre de nos désirs pour accéder à l’épanouissement. Dans l’Occident contemporain, tout l’inverse : plus on en demande plus on est satisfait. Plus les désirs sont accrus (la publicité a de beaux jours devant elle) plus nous ressentons l’ivresse d’exister surtout si les autres ne parviennent pas à assouvir les mêmes ambitions. La Chine nouvelle, qui ne veut pas être en reste, va nous faire la démonstration de ce modèle appliquée à plus d’un milliard d’individus dans un an à Pékin. Jusqu’à ce qu’à force de croissance on verse dans l’asphyxie… et nous n’en sommes plus très loin. Les pourfendeurs du Malthusianisme qui prétendent que l’esprit humain saura toujours inventer de nouveaux moyens pour favoriser son épanouissement oublient que les sociétés les plus évoluées ne parviennent même plus, aujourd’hui, à résoudre leurs problèmes de surpopulation urbaine.
Alors l’écologie montre le bout de son nez et apparaît comme une bouée de sauvetage de notre monde en péril et même une forme naissante de bonheur qui privilégie la qualité de vie au dépens de la surconsommation. Un nouveau type de comportement naît chez l’individu occidental : respect de l’environnement, chasse au gaspillage, recyclage à tout crin, énergies renouvelables, aide au tiers-monde et tout une kyrielle de principes louables, capables de redonner bonne conscience aux acheteurs que nous sommes : consommer propre, et moins, avec une conscience collective retrouvée. Mais en oubliant que l’écologie et la croissance sont antithétiques et que tous les systèmes politiques mondiaux ont fait de l’expansion le principal objectif à atteindre… sous peine de régression qui, dans notre mode de pensée contemporain, équivaut à disparition. Il ne reste plus maintenant qu’à surmonter cette aporie en reconsidérant la notion même de bonheur sans que l'économie s'écroule pour autant… vaste chantier.
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