Les monstres classiques au cinéma
André Bazin, un des fondateurs des Cahiers du Cinéma, déclare : [Au cinéma], les visages les plus monstrueux ne cessent pas d’être à l’image de l’homme.
En s’intéressant aux principaux monstres dans le cinéma fantastique, il est clair qu’ils tiennent invariablement de l’humain dégénéré, qu’ils incarnent le mal, qu’ils sont presque indestructibles, qu’ils triomphent toujours du bien, qu’ils sont toujours en relation étroite avec la mort. Le loup-garou, le vampire, la créature de Frankestein naviguent entre vie et trépas. Ils sont tous trois dotés d’une force surnaturelle incontrôlable (y compris par eux-mêmes) et ont des attributs de perpétuation (il suffit d’être mordu pour devenir monstre soi-même), sauf pour Frankenstein qui souhaite se reproduire sans toutefois y parvenir. Pour tuer un loup-garou il faut le tirer avec une balle en argent (si possible bénite) qui doit rester logée dans le cœur. Pour tuer un vampire, il faut lui ficher un pieu dans le cœur. Il ne vieillit pas, pour autant qu’il réussisse à se régénérer avec le sang de ses victimes et conserve éternellement l’apparence qu’il avait au moment crucial de la morsure. Dans les deux cas le monstre n’a le choix qu’entre sa propre malédiction et la mort. La différence réside dans l’attitude vis-à-vis des victimes qui donne au loup-garou des regrets et au vampire un relatif plaisir. Chaque fois le monstre redoute l’objet religieux sacré (force du bien), utilisé comme seule arme capable de le combattre.
La créature de Frankenstein est, elle, une sorte de résurrection. D’autant qu’elle est le fruit de plusieurs cadavres assemblés, auxquels la foudre (puissance céleste) redonne vie. Mary Shelley, son auteur, écrit à propos du roman : « Le Docteur Darwin et quelques auteurs d’ouvrages de physiologie ont émis l’opinion que le fait sur lequel est fondée cette fiction n’est pas impossible. » L’histoire est, comme presque toujours, celle de la création d’un vie artificielle qui échappe à son créateur (plus récemment Matrix et Terminator). Comme presque toujours, la vie artificielle qui aurait pu s’épanouir dans le bien tourne vers le mal. La créature devient corrompue par le genre humain qui la rejette.
Ces trois histoires, bien que prenant leurs sources à des époques lointaines (Hérodote parle d’hommes se transformant en loups au Vème siècle av. J. C. sur les bords de la Mer Noire, le vampire est attesté chez les Assyriens et les Romains), connaissent une véritable popularité au XIXème siècle avec la publication de romans à succès (Bram Stocker Dracula 1897, Mary Shelley Frankenstein 1817, Erckmann-Chatrian Hughes-le-loup 1859). Le cinéma ne fera que se glisser dans le courant en multipliant les adaptations, jusqu’à les tourner même, plus récemment, en dérision (Mel Brooks Frankenstein Junior 1974, Roman Polanski Le bal des vampires 1967, John Landis Le loup-garou de Londres 1981).
Les récits fantastiques n’arrivent jamais par hasard. Ils marquent d’autant plus l’imaginaire des populations qu’ils sont directement issus d’épisodes meurtriers de l’histoire des peuples. Dracula est inspiré d’un personnage bien réel, le Prince Vlad Dracul (XVème siècle) surnommé « l’empaleur » responsable de plus de cent-cinquante mille supplices. On estime par ailleurs qu’entre les années 1500 et 1700, cent mille personnes furent assimilées à des loups-garous et condamnées à être brûlées vives. Frankenstein arrive, lui, à une époque où la puissance scientifique paraît illimitée et que surgit avec elle la peur du débordement, la crainte de l’emballement de la machine, la hantise de devenir les esclaves de nos expériences à l’éthique discutable. Darwin traumatise la croyance chrétienne, la génétique nous renvoie à nos origines animales.
Le cinéma fantastique, tout comme la littérature, ne parvient que rarement à détacher l’homme de lui-même et de ses obsessions : sa mort, son origine, ses croyances. C’est un lieu commun de dénoncer la part de culture chrétienne dans la fiction. Tous les éléments fondamentaux s’y retrouvent : le péché originel, le paradis céleste, l’enfer souterrain, la lutte inégale du bien contre le mal. Quand tous les effets techniques spéciaux auraient pu ouvrir grand les portes d’un monde nouveau et inconnu, c’est encore, inlassablement, pour s’interroger sur lui-même que l'homme les utilisera.
Une pensée de Charles Tesson pour conclure :
« Ce fantasme… dans la transformation renvoie à une continuité première qui est celle de la transformation des espèces, du passage de l’animal à l’homme, comme si le cinéma prenait très au sérieux, grâce au pouvoir des effets spéciaux, sa vocation à restaurer en continu l’origine de l’homme… à cette différence près qu’on nous passe le film à l’envers . » La transformation à vue 1995
Illustrations : 1- Pablo Picasso Frankenstein
2- Le Prince Vlad Dracul
3- Un des cas les plus célèbres d'hypertrichose congénitale a été Adrian Jerticheff, exhibé à Paris en 1893
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