17 octobre 2006

Mythologie : Narcisse, l'image meurtrière

Nous abordons cette semaine une série qui traitera de l’image et la mythologie, en commençant par le mythe très connu de Narcisse, toujours d’actualité quand le sociologue Gilles Lipovetsky caractérise l’époque actuelle celle de «l’ère de Narcisse ».
Un petit rappel du mythe qui n’est pas si limpide : Selon les Métamorphoses d’Ovide une prédiction à la naissance de Narcisse prévient son père : « Narcisse vivra très vieux à condition qu’il ne se voit pas ». Devenu jeune homme, il reste insensible à l’amour, masculin, comme féminin, et sa mort serait l’objet d’une vengeance des candidats (es) rejetés (ées) (Echo, la malheureuse qui ne pouvait que répéter la dernière syllabe qu’elle entendait, ce qui ne favorise pas la communication, ou Ameinias, selon la version béotienne, qui se suicida de désespoir et implore les Dieux de le venger). Quoi qu’il en soit, Narcisse rencontre son reflet dans une source, s’en trouve fasciné et finit, soit par mettre fin à ses jours, soit par se laisser mourir en réalisant l’impossibilité de sa passion.
Selon Pausanias maintenant, Narcisse possède une sœur jumelle qui lui ressemble trait pour trait. Sa sœur meurt. Chasseur, Narcisse rencontre par hasard sa propre image dans une source de la forêt et bien qu’il sache qu’il ne s’agisse pas de sa sœur, tombe en extase devant ce reflet jusqu’à se suicider de dépit.
C’est de toute évidence la première version, celle d’Ovide, qui sera retenue, la plus étonnante, la plus matière à commentaires et à morales. Les Chrétiens ne s’en privent pas en assimilant Narcisse à l'individualisme, en contradiction formelle avec la parole divine pour laquelle l’individu doit se tourner tout entier vers l’autre. Narcisse devient l’archétype de l’égoïsme qui mène l’homme à son anéantissement.
Pour les psychanalystes, l’amour démesuré de soi, post-infantile, peut être assimilé à une pathologie et, dans le cas de Narcisse, à une importante aliénation mentale. Le mot «narcissisme» apparaît en 1910 chez Freud. Il correspond à un reflux de la libido sur le moi entraînant dérèglements comme la mélancolie. Là où les Chrétiens en font un exemple de morale, la psychanalyse en fait un cas médical et utilise Narcisse pour nommer un état pathologique ou infantile.
Bien pratique les mythes. Et dans tout ça on en oublie les images qui sont pourtant le thème central de la légende (rendons toutefois hommage à Lacan et sa théorie du moi formé par identification à une image). Il est frappant de constater qu’au fil des siècles on a confondu dans ce mythe l’image de l’individu avec l’individu lui-même ce qui, soit dit en passant, est en contradiction avec toute la philosophie platonicienne. Narcisse est amoureux d’un reflet mais pas forcément de sa propre personne. La différence n’est pas mince. Quelqu’un qui s’aime «trop» supporte parfois difficilement de se contempler, et juge presque toujours sa représentation mauvaise ou fausse, en tout cas pas à la hauteur de ses attentes. Tous les portraitistes vous le diront : ceux qui ont la plus haute idée d’eux-mêmes sont les clients les plus difficiles.
Voilà donc un mythe bien capricieux, selon la version qu’on en retient et surtout selon la lecture qu’on en fait. Alors Narcisse, égoïste détestable ou pauvre malade en demande de soins?
Une belle phrase de Plotin pour conclure : "L'homme ne vit que pour apprendre à regarder".
Illustration : Caravage Narcisse