15 août 2007

Le cinéma : un espéranto triomphant

A quelques années d’intervalle, deux inventions voient le jour en cette fin de XIXème siècle qui foisonne d’expérimentations. L’espéranto avec l’ambition de mettre en place un langage universel et le cinéma auquel personne, y compris ses inventeurs, ne croit trop et qui se situe entre l’outil scientifique et l’attraction foraine. Aujourd’hui, moins de deux millions de personnes dans le monde maîtrisent l’espéranto alors que chaque année on vend 1,5 milliard de places de cinéma aux Etats-Unis, 5 milliards en Inde et qu’on produit 15000 films sur la planète. Les films transitent souvent d’un pays à l’autre, davantage d’Ouest en Est et du Nord vers le Sud alors que, paradoxalement, l’Extrême-Orient possède la plus grosse production cinématographique mondiale (450 films produits au Philippines par an, 620 en Inde, 385 seulement aux Etats-Unis).

Revenons à l’espéranto. Ludwik Lejzer Zamenhof, en pleine révolution scientifique, souhaite faciliter la communication mais surtout remarque que les inventeurs et autres « savants » comprennent l’intérêt de connaître ce que concoctent leurs voisins de cultures différentes. On commence à réaliser que l’inventeur, seul dans son laboratoire, ne pèse pas lourd face à la communauté internationale. Le français avait joué le rôle de langue commune dans le monde diplomatique, aristocratique et plus généralement culturel mais il se révèle fort complexe à l’apprentissage comme à l’usage, mal adapté à un langage concis et précis à la fois dont la science a besoin pour s’épanouir. L’espéranto est un fabuleux projet : une langue construite de toutes pièces (c’est une première, son auteur passe dix ans à la mettre en place) qui fonctionne assez simplement avec un système grammatical d’agglutination et qui, bien sûr, ne comporte pas d’exceptions. La langue parfaite si l’on se réfère à la définition : « système d’expression et de communication commun à un groupe social ». Sauf que dans ce cas précis, le groupe social est l’humanité toute entière. Outre la simplification, l’espéranto comporte l’avantage de ne favoriser aucune culture puisqu’il va puiser ses sources dans toutes les origines linguistiques (essentiellement indoeuropéenes toutefois).

« Psychologiquement, l'espéranto est la langue étrangère la moins frustrante à manier. Tous ceux qui en ont l'expérience le confirment. En effet, l'esprit humain est cohérent. L'enfant qui dit fleurier pour "fleuriste" et journalier pour "journaliste" a compris ce qu'avait de commun la série fermier; poissonnier; serrurier, et il crée une règle là où la plupart des langues baignent dans le désordre » Claude Piron Action et pensée 1991, N° 19 p 51-79.

Force est de constater que l’espéranto n’a pas connu le succès escompté. Les causes en sont multiples et la principale semble tenir à la difficulté de séparer langue et culture.

Peut-on parler de langage (et pas de langue) cinématographique ? Si l’on se réfère à la définition du langage : « tout système de signes permettant la communication », oui et même davantage. En affirmant cela, on ne peut que constater l’universalité de ce langage. A force de baigner dans un monde télévisuel et iconique, on ne réalise plus les conventions que le cinéma a engendrées, en douceur, et qui sont aujourd’hui admises par tous et jamais remises en question. Et pourtant dans un film :
on change brutalement de lieu (à chaque séquence), de temps (retour arrière flash-back, futur, rêve, etc), de point de vue (à chaque plan) et même d’époque sans que personne ne s’en étonne. Le plan d’un personnage, les yeux dans le lointain, suivi d’un paysage suggère immanquablement que le personnage admire ce panorama-là. On passe de « l’objectif » (point de vue du spectateur) au « subjectif » (point de vue de l’acteur) sans crier gare et tout le monde parvient à suivre cette pirouette pourtant tellement artificielle. Que dire du champ contre champ ? Il serait fastidieux de s’attarder ici sur de nombreux exemples mais retenons que le cinéma se trouve chargé de codes (Cf. Christian Metz Langage et cinéma Larousse 1971) que le monde entier a assimilés sans se poser davantage de questions. En cherchant bien, on ne trouve pas aujourd’hui un seul type de cinéma qui ne respecterait pas ces conventions-là devenus communes, sans pourtant que personne n’ait décidé autoritairement de rien. Christian Metz parle d’espéranto pour le cinéma muet, un espéranto qui connaîtra, lui, un fantastique succès, bien au-delà de l’espérance des plus optimistes inventeurs.

La différence essentielle avec la langue espéranto est que le cinéma ne connaît rien de comparable avant la fin du XIXème siècle, si ce n’est des images fixes accolées et quelques bricolages d’inventeurs inspirés permettant la vision du mouvement. Les précurseurs travaillent sur un terrain vierge. Méliès invente le trucage, Eisenstein le montage, et les codes se fabriquent petit à petit, en relation avec les besoins d’expression. L’avènement du parlant brouille un peu les cartes, mais très vite on a recours au doublage qui règle (ou fait mine de régler) le problème des langues. Il n’en demeure pas moins que le cinéma reste universel par son impact (il est compris de la même manière par des cultures différentes), par ses méthodes (Hollywood, Cinecitta, Bollywood) et même, bien que cela semble ahurissant, par son discours (les mêmes histoires, ou presque, racontées en Inde, au Canada et au Japon).

Que doit-on conclure de l’échec de l’espéranto et du succès du cinéma ? Que l’Occident a imposé un mode culturel au monde entier sans connaître la moindre résistance du simple fait de la nouveauté ? Que l’homme possède une faculté d’adaptation exceptionnelle lorsque rien ne vient contrarier sa marche, mais qu’il possède une force énorme de résistance si son esprit a déjà été formaté à une autre pratique analogue (une explication à l’échec de l’espéranto) ? Qu’il reste préférable de ne rien tenter d’imposer quant aux cultures qui se forgent d’elles-mêmes ? Qu’il vaut mieux ne pas rechercher l’universalité à tout prix ? Je vous laisse le choix des arguments et reste ouvert pour en lire d’autres dans un débat constructif.

Illustration : Les frères Lumière (haut), Ludwik Lejzer Zamenhof (bas)
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