24 août 2007

Photographie : la tornade numérique de l'absurde

J’écrivais, à tort, en 1995 dans une revue spécialisée : nous sommes encore loin de la prise de vue numérique accessible à tous. Les premiers appareils numériques performants étaient, en effet, plus proches du scanner que de l’appareil de prise de vue. Pas question d’envisager une utilisation amateur de ces expérimentations coûteuses et sophistiquées. Douze ans plus tard, les deux principaux fabricants japonais de matériel photographique (Nikon et Canon) annoncent, dans un bel ensemble, la fin de la construction d’appareils argentiques. La vente de matériel numérique explose. Les prix sont en chute libre, les performances semblent atteindre des sommets. J’entendais la semaine dernière deux garçons d’une vingtaine d’années converser autour de photographies : « celle-là n’est pas très bonne » dit l’un. A quoi l’autre rétorque : « Normal, c’est de l’argentique ». Tout est dit : pour les jeunes esprits l’argentique a déjà franchi les portes du musée. Il n’est plus que l’outil dépassé de vieux maniaques nostalgiques. La branche « recherche » des constructeurs a mis les bouchées doubles. Le marché est colossal. Un modèle se trouve périmé au bout de six mois, retiré de la vente. Le temps de la commercialisation, des bancs d’essais par les journaux spécialisés et on ne parvient plus à se procurer l’appareil convoité : « il est remplacé par le modèle XXX, plus performant. » vous dira le vendeur. C’est justement au sujet des performances qu’il y a lieu de se poser des questions pour éviter d’être roulés dans la farine d’une consommation outrancière.

La course aux pixels

La majorité des photographes amateurs n’impriment pas leurs images dans un format supérieur à 13 x 18 cm, quand ils les impriment… La plupart des images ne sont vues que sur un écran d’ordinateur (de télévision), dans le plus favorable des cas (haut de gamme) en 1280 x 1024 pixels, ce qui implique une image de 1,3 million de pixels quand aujourd’hui un appareil bas de gamme en affiche 8 millions. Il ne faut pas plus de 3 millions de pixels pour la meilleure des impressions en 13 x 18 cm. Certains grands revendeurs disposent d’une panoplie de tirages en petit format et essaient de démontrer aux acheteurs que le plus médiocre est à 3 millions de pixels (vraiment pas visible), le moyen, un peu flou aux couleurs délavées, à 5 millions et le bon à 10. C’est un euphémisme de révéler qu’ils se moquent de leurs clients. Le premier appareil professionnel de Nikon, le D1 qui fit les beaux jours de tous les reporters (7500 euros tout de même), ne comptait que 2 millions de pixels. Vendre un appareil de 10 millions de pixels pour un amateur occasionnel est un non-sens, tant photographique qu’informatique (le poids d’une image décompressée devient de 30 Mo et les petits processeurs d’ordinateurs rament douloureusement). Et pourtant, les appareils bas de gamme comptent aujourd’hui 7 millions de pixels. Chaque fois je sens déçu le public qui me demande les caractéristiques de mon appareil très professionnel quand je réponds : « 10 millions mais je ne l’utilise qu’à 6, c’est plus que suffisant ». Les constructeurs se livrent à une course aux pixels aussi effrénée qu'insensée qui ne cessera que lorsque le consommateur deviendra mieux informé.

Le drame des optiques

Le miracle optique à 150 euros se fait encore attendre. Si le nombre des pixels augmente, la qualité des objectifs est en chute libre. Faites le test : photographiez une grille régulière, en utilisant les possibilités du zoom (tous ces appareils en sont équipés). Observez le résultat. Les horizontales remontent vers les angles en position « grand angle » et font le dos rond au milieu en « téléobjectif ». En bref, les rectilignes deviennent courbes dès qu’on quitte le centre de l’image. Le mal est si grand que les logiciels de traitement d’images proposent maintenant des « correcteurs d’objectifs » pour y remédier.

Une bonne optique est une performance technologique, un compromis entre toutes les « aberrations » (géométriques, chromatiques, etc) générées par les lentilles. C’est, en grande partie, ce qui fait la qualité d’une image. Si le nombre de pixels est toujours mentionné, les performances de l’objectif jamais. Et pourtant elles se mesurent, au nombre de traits séparés par millimètre d’image. Et on en arrive à la seconde absurdité : les images possèdent plus de pixels que ne peuvent en distinguer les objectifs. En résumé, si un objectif ne sépare pas les traits d’un texte photographié à 2m, tous les pixels du monde qui sont derrière ne vous le feront pas lire pour autant.

L’infantilisation galopante des consommateurs

Cela avait commencé par « plein soleil », « soleil voilé », « nuages » et les options concernaient le diaphragme, c’est-à-dire le réglage de la lumière optimale à l’obtention d’une image (pellicule ou capteur numérique). Aujourd’hui, avec la mise au point automatique, les programmes se multiplient à foison : portrait , portrait à droite, portrait à gauche, plan américain, double portrait, cadrage vertical, etc. Le personnage « portraitisé » doit faire preuve d’une patience angélique, le temps que l’opérateur décrypte toutes les alternatives proposées. Mais nous ne sommes pas tous des anges. Ne serait-il pas plus simple de signaler que la mise au point automatique se fait au centre de l’image ? Il suffirait d’une option « mémoire », ou d’une mise au point manuelle possible pour résoudre le problème (cela existe mais de plus en plus rarement). Le cadrage vertical peut se faire en tournant l’appareil de 90° : lapalissade. Et ce n’est pas fini… flash, pas flash, anti yeux rouges, flash de nuit ( ???). Il faut avoir assisté à un spectacle « son et lumière » pour constater que la majorité des témoins espèrent éclairer, de nuit, un monument situé à plus cent mètres à l’aide d’un flash dont on peut estimer la portée à cinq. Mais la portée est rarement mentionnée. Pas commercial, cinq mètres, une misère… Un nouveau concept vient de voir le jour : « le détecteur de portrait », en clair un détecteur de premier plan. Si ce n’est pas le visage souhaité (une main tendue vers l’appareil, un vase, par exemple), vous êtes grugé.

La prise de vue devient donc d’une richesse informative démesurée sans que l’utilisateur appréhende pour autant les variations engendrées par ces options infinies. Résultat : quand l’image n’est pas bonne (cela arrive souvent) personne ne sait pourquoi ! On cherche, on tâtonne, on tente des folies (position « nuit » le jour), on y perd beaucoup de temps… sans jamais rien y comprendre.

Pour conclure, on peut estimer pour un appareil photo :

- Que le chiffre de 6 millions de pixels est très raisonnable si l’on ne veut pas transformer son image en poster. Le nombre de pixels ne fait pas, à lui seul, la qualité d’une image, loin s’en faut.

- Que les déformations dues aux mauvaises optiques ne sont pas rattrapables, à moins d’être un as de Photoshop (logiciel de retouche professionnel).

- Qu’il est très utile de pouvoir désactiver les « programmes » et comprendre un minimum de photographie si l’on souhaite s’éloigner des prises de vues stéréotypées.

Plus généralement :

- Que les revendeurs sont là pour faire du chiffre mais que leurs discours ne sont pas tous à prendre au pied de la lettre.

- Que les marchés sont générateurs de dérives qui, lorsqu’on n’y prend pas garde, peuvent nous plonger dans l'aberration.

Illustration : Sony Mavica, premier appareil photo numérique, 1981.
Pour ceux que la discussion intéresse cet article est publié dans Agoravox (plus de 100 réactions), ainsi que sur Yahoo actualités