La plupart des images possède un petit commentaire, généralement situé en dessous, parfois sur le côté, qui suggère au lecteur une interprétation de l’image qu’il a sous les yeux : la légende, qui fait dire à Pierre Bourdieu : « En fait, paradoxalement, le monde de l’image est dominé par les mots. La photo n’est rien sans la légende qui dit ce qu’il faut lire… Nommer, on le sait, c’est faire voir, c’est créer, porter à l’existence. Et les mots peuvent faire des ravages. » La photo muette (souvent pourtant avec un titre pour singer la peinture) entre dans la catégorie "Art", pas dans celle de l’illustration, et seulement dans ce cas l’image peut se passer de mots.
On se souvient de la démonstration dialectique de Chris Marker dans son film Lettre de Sibérie : une scène d’ouvriers réparant une route prenait un sens radicalement différent, voire contradictoire, en fonction du commentaire qu’il lui adjoignait. Une photo, prise au Brésil, d’une superbe vieille femme drapée dans une robe d’un bleu éclatant et fumant la pipe s’est trouvée utilisée une première fois, en couleur, par le périodique des producteurs mondiaux de tabac et une autre fois, en noir et blanc, dans une revue de santé pour dénoncer les ravages du tabac chez les personnes âgées. On se souvient des oiseaux mazoutés d’une marée noire qu’on replace pour illustrer une guerre dans un pays producteur de pétrole.
Il suffit de le dire… et l’image prend le sens qu’on lui destine. Les photographes qui déposent leurs travaux dans une agence de photographie sont souvent surpris, parfois irrités, par les légendes qu’on colle à leurs images, choisies par des rédacteurs peu scrupuleux. Et pourtant, ils avaient précisément mentionné les conditions des prises de vues : pays, ville, date, événement, etc. Cela n’empêche pas une photo brésilienne d’illustrer la lutte du peuple noir en Afrique du Sud. Aucune loi ne l’interdit vraiment ? De plus, qui va vérifier la bonne foi d’une image ? Déjà, lorsque le photographe découvre son image publiée (l’agence lui signale), il la reconnaît à peine : recadrée, passée en noir et blanc, imprimée plus ou moins bien, parfois malencontreusement inversée droite gauche. Il faut faire un gros effort de mémoire. Ensuite, qui va se soucier de savoir si le noir qui jette un projectile dans une vitrine se trouve à Rio ou à Soweto ? Qui peut prouver la supercherie ? Le photographe ? Ce n’est pas son intérêt. La personne photographiée ? Qui s’est déjà reconnu, par hasard, dans une scène de rue photographiée ? Qui fera la démarche d’aller déposer une plainte ? Cela s’est déjà produit pour un cas célèbre, une photo de Robert Doisneau : un professeur de dessin, photographié avec son accord au comptoir d’un café en compagnie d’une jolie jeune fille devant un verre de vin, était apparu comme ivrogne dans une brochure pour la ligue contre l’alcoolisme. Et ensuite dans un article où l’image avait pour légende : Prostitution aux Champs Elysées. A la suite de la plainte du professeur, le journal fut condamné, mais pas le photographe, déclaré irresponsable de l’usage qu’on pouvait faire de ses images.
La légende, rien de plus pervers. Elle vous ferait prendre des vessies pour des lanternes et pourtant… quoi de plus frustrant de ne pas savoir, en regardant ce magnifique paysage sur papier glacé, dans quelle région de quel pays la photo a été prise.
sans légende