Peinture contemporaine dans une chapelle
Maintenant que la solution est sortie, je donne l'image de la chapelle dans son ensemble.
Au risque de surprendre et après avoir précisé une définition du mot «culture» peut-être faut-il s’interroger sur le phénomène culturel devenu créateur de mythes et signe de reconnaissance de groupes : des caractéristiques propres aux croyances.
On distingue aujourd’hui en français la culture collective de la culture individuelle. La culture collective est dérivée du mot allemand Kultur, plus proche du mot français civilisation, et concerne les peuples et leurs identités, c’est-à-dire leurs langues, histoires, traditions, etc. La culture individuelle concerne, elle, la connaissance, la construction personnelle. La première définition, sous l’influence de la pensée philosophique et sociale allemande, est en train de supplanter la deuxième. Les deux sens se recoupent toutefois dans la mesure où l’individu appartient à une entité culturelle et qu’il produit des arts et une histoire. Mais c’est de la culture individuelle, marque d’une volonté délibérée, somme des apprentissages de chacun, dont nous traiterons dans cet article.
Elargissement considérable de la culture
Jusqu’au XIXème siècle, tout était clair. Quelques dizaines d’écrivains qui se connaissaient percevaient des droits d’auteurs, on peignait pour décorer, illustrer et on écoutait peu de musique. Les arts frayaient encore avec l’artisanat et les artistes tentaient de vivre, tant bien que mal, de leurs créations. La culture s’affirmait comme le propre de l’aristocratie, dans une moindre mesure de la bourgeoisie montante, et le peuple restait illettré.
La mondialisation, le développement des communications, les migrations de populations font que la culture en un siècle a transité de privilège à loisir accessible au plus grand nombre. Les cartes ont été brouillées par la multiplication des référents et la variété de leur provenance.
Aujourd’hui un livre (grâce à ses traductions), un film (grâce à ses sous-titres ou doublages), un lieu (grâce au tourisme généralisé) touche rapidement le monde entier. Il n’est qu’à voir les succès de Da Vinci Code, de Titanic, la fréquentation de Versailles ou du Louvre pour réaliser que la culture est un phénomène du quotidien, qu’elle touche toutes les classes sociales, et qu’elle représente des investissements colossaux.
Sans oublier que nous vivons dans une communauté mondiale de 6 milliards d’individus qui produit quelques 15 000 films annuels, que pour la France seule 68 000 titres sont sortis en librairie pour 2006. En clair, si l’on se fie à ces chiffres, le spectateur ou lecteur potentiel croule sous les choix proposés. Ne pouvant tout lire ni tout voir, il a besoin de moyens pour orienter ses choix.
Mise en place des mythes de la création
Devant cette multitude de références et en utilisant la fascination qu’ont toujours exercée les héros, le XXème siècle sacralise une partie de la création culturelle pour fonder une sorte d’Olympe utilisée comme fondement de pensée. Ce sont les valeurs indiscutables de nos sociétés en matière de bon goût, celles qu’il faut connaître à tout prix, celles qu’on ne peut pas renier, bref les nouvelles icônes du monde contemporain.
Et pourtant, en remontant un peu le cours de l’histoire, on réalise que ces créateurs ont parfois mis beaucoup de temps à s’imposer, qu’il a même souvent fallu attendre leur mort… et qu’inversement les célébrités d’une période pouvaient sombrer dans l’oubli quelques décennies plus tard. Que penser en effet de Van Gogh qui n’a pas vendu une toile de son vivant alors que Meissonier, à la même époque, connut toutes les gloires et les honneurs, avec les ventes les plus chères de tout le XIXème siècle ? Que penser d’Eugène Sue, adulé par le peuple pour ses romans Les mystères de Paris et Le juif errant qu’on s’arrachait littéralement dans les rues sous les yeux médusés d’un Balzac jaloux qui ne parvenait pas à boucler ses fins de mois ? Que penser de Marcel Proust qui publia ses premiers romans à compte d’auteur ? De Mozart qui donna Don Giovanni, considéré aujourd’hui comme « l’opéra des opéras », dans l’indifférence générale, Mozart rival de Salieri à qui l’époque contemporaine veut faire endosser le rôle du méchant qui programma sa misérable mort ?
Le génie serait donc une notion fluctuante, relative au gré des époques. Qui se souvient aujourd’hui de Meissonier ? Pourquoi vend-on aujourd’hui la moindre esquisse impressionniste à prix d’or ? Van Gogh sacralisé, Meissonier oublié… Mozart idéalisé, Salieri conspué. On nous dit que les génies ont de l’avance sur leur époque. Ne serait-il pas plus juste d’admettre que les goûts puissent changer et que certaines œuvres épousent mieux que d’autres notre sensibilité d’aujourd’hui ? Ne serait-il pas plus pertinent de reconnaître qu’il n’existe pas de valeur immuable quant à l’émotion artistique et qu’il n’est, par conséquent, pas concevable d’instaurer des valeurs universelles ?
Et encore, force est de constater que chez ceux qu’on a élevés au rang de génie toute la production n’est pas égale, loin s’en faut. Dans certains cas, on ne retient que deux ou trois œuvres tant le reste résiste mal à notre jugement, dans d’autres cas on occulte toute une partie peu glorieuse de la production. Céline, après le Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit s’égara dans des redites pour finalement virer à l’obsession antisémite. Balzac a-t-il écrit tous les volumes de La comédie humaine et a-t-il peint ses 6000 personnages avec le même génie ? Picasso est-il aussi magistral à toutes ses périodes ? Des questions qu’on ne pose plus une fois la sacralisation opérée.
Du mythe à la croyance
Si l’on se reporte à la définition : La croyance est une façon de penser qui permet d'affirmer, sans esprit critique, des vérités ou l'existence de choses ou d'êtres sans avoir à en fournir la preuve, et donc sans qu'il soit possible de prouver qu'elles sont fausses, la culture, dans son acception contemporaine, n’y répond-elle pas ?
Comme toutes les croyances, la culture se définit aussi par la communauté qui y adhère. Et comme toute communauté, elle aura tendance à rejeter ceux qui ignorent ses valeurs. C’est ainsi que dans une société trop vaste, où la proximité ne compte plus, on se cherchera des accointances avec ceux qui possèdent les mêmes références culturelles que soi. On sera amis si on aime les mêmes choses, ce qui n’est pas nouveau, mais aujourd’hui chaque catégorie sociale possède ses propres signes de reconnaissance. Agnès Jaoui dans son film Le goût des autres l'a si bien montré : sans les références culturelles requises, on devient ridicule en évoluant dans un monde qui les possède.
Ne gagnerait-on pas à remettre en question la valeur des symboles, en s’ouvrant à une culture plus large que les quelques exemples imposés par la voix médiatique ? Faire preuve d’un peu d’humilité, ne serait-ce pas d’envisager que ses propres valeurs culturelles ne soient pas forcément les seules valides et respectables ? Est-il clairvoyant, après avoir dénoncé les travers des croyances, de retomber dans les mêmes schémas réducteurs quant à la culture ?
Illustration : Gentilhomme Louis XIII - J.L.E. Meissonier - 1874- (haut) Portrait d'Antonio Salieri (bas)
Cet article est publié dans Agoravox
Jusqu’aux décennies récentes, dans les histoires, et le plus souvent dans la vie, la séduction n’avait donc cours que pendant la brève période séparant l’adolescence du mariage. Les amants, une fois unis par les liens sacrés, n’éprouvaient plus le besoin de déployer tout un stratagème d’artifices destinés à s’octroyer les faveurs de quiconque puisque leur vie amoureuse, toute tracée, était censée ne plus connaître de déviance. Bien sûr, il y eut Madame Bovary, toutes les intrigues de cour réservées aux aristocrates, ces femmes, souvent conspuées, qui soignaient leur apparence et qu’on soupçonnait d’adultères, ces hommes, dont on se méfiait, qui paradaient en mondanités et qu’on soupçonnait de débauche… Mais pour le père et la mère classiques, chercher à plaire en dehors du foyer ne présentait plus d’intérêt, une fois fondée la sacro-sainte famille.
Il semble que ce soit le passage d’une vie rurale à une vie citadine qui changea radicalement la donne. La grande ville multiplie les contacts humains visuels. L’image tend à devenir fondamentale puisque, le plus souvent dans la rue, la relation anonyme se résume au regard. La vue devient le plus important de nos sens alors qu’elle ne l’était pas dans une société restreinte, en majorité analphabète, où la transmission de la connaissance et de l’information se faisait oralement. L’individu s’ouvre à l’esthétique. Il devient soucieux de son apparence et de son charme, prend conscience avec le spectacle, aussi bien celui de la scène en pleine expansion que celui de la rue, que les intérêts ne sont pas neutres, qu’ils sont faits d’attirances et de succès. On entre dans l’époque de la séduction.
On a beaucoup écrit sur le volet amoureux de la séduction : Voiture (La carte du tendre), Kierkegaard (Journal d’un séducteur), Cohen (Belle du Seigneur), Baudrillard (De la séduction, Les stratégies fatales). La littérature fourmille de séducteurs de renom : Don Juan, Casanova, Valmont, James Bond, alors que les séductrices se font plus rares. Il faut aller chercher Carmen, qui en mourra, pour trouver un prototype à l’égal des mâles précédemment cités. Ou encore Salomé pour l’Antiquité, Lolita pour l’époque contemporaine. Toutefois, la femme des romans est majoritairement séduite et donc passive. Elle laisse au mâle l’illusion de sa victoire. Il faut remarquer également que les séducteurs des romans ont le plus souvent des fins tragiques, comme si la morale prenait sa revanche pour châtier les gêneurs. La séduction est donc, jusqu’au XXème siècle, le propre de l’amour juvénile. Une fois cette période passée, elle devient négative et on doit même s’en garder au risque de sombrer dans la dépravation et l’immoralité.
Est-il besoin de mettre l’accent sur le chemin parcouru depuis un siècle ? Concernant l’amour, Baudrillard nous assure que la distribution a changé. Le séducteur, ravalé au rang du vulgaire dragueur grotesque, devient la proie de l’objet convoité, et la « femme objet », joue le premier rôle d’un jeu où les règles éculées du passé ont changé : Qui a jamais pressenti la puissance propre, la puissance souveraine de l’objet ? Dans notre pensée du désir, le sujet détient un privilège absolu, puisque c’est lui qui désire. Mais tout se renverse si on passe à une pensée de la séduction. Là, ce n’est plus le sujet qui désire, c’est l’objet qui séduit. Le privilège immémorial du sujet s’inverse […] Le séducteur n’est-il pas plutôt séduit, et l’initiative ne revient-elle pas secrètement à l’objet ? (Les stratégies fatales).
Mais la grande nouveauté demeure que la séduction déborde les limites de l’amour pour s’insinuer partout. Elle devient même le passage obligatoire pour tout succès, s’exerce partout où la concurrence joue. L’ancienne image négative de perversion s’est transformée positivement en critère déterminant. La réussite de tout acte, l’impact de toute création se résume au dilemme suivant : plaire ou ne pas plaire. L’éducation se doit d’être ludique, le public, rassasié de culture didactique et ennuyeuse, demande du divertissement. Indépendamment de tout autre caractère, tout ce qui est proposé doit charmer l’utilisateur potentiel. C’est la suite logique de la « société de consommation » et de la « société du spectacle » dénoncées dans les années 70 qui n’ont pas de fin en soi autrement qu’associées au plaisir.
Le candidat au succès doit s’y soumettre obligatoirement : séduire devient la première des qualités nécessaire à sa promotion, la condition sans laquelle rien de fructueux n’est envisageable. Les discours qui perdent leur sens à force de ressemblance dans les canaux médiatiques ne font plus recette. Restent les images, au propre comme au figuré, au parfum de réalisme, qui donnent davantage confiance et sur lesquelles tous les efforts vont donc se concentrer. Les hommes publics, toutes tendances confondues, n’existent aujourd’hui qu’à travers leurs représentations largement diffusées et donc grâce à leur perception par le plus grand nombre. La compétence devenue secondaire, voire dérisoire, une image favorable devient l’alpha et l’oméga de toute tentative de prise de pouvoir, qu’il soit politique ou médiatique. On a constaté qu’un candidat aux élections américaines avait tout intérêt à faire rire (et d’ailleurs les prétendants s’y emploient activement depuis plusieurs décennies), de la même façon que réussir à faire rire une femme est presque la garantie du succès de sa cour. L’image visuelle, stricto sensu, se mue en représentation symbolique. On parle, par exemple, d’image valorisante de réussite.
On cherche à séduire un électorat versatile, un public capricieux. La séduction touche aujourd’hui tous les secteurs : l’art (il faut que l’artiste se montre et se fasse un nom), les espaces de représentations publiques : théâtre, cinéma, télévision (les exemples sont superflus), la politique (cf. ci-dessus), la littérature (presque tous les personnages publics écrivent des livres qui se vendent bien), le sport (gros effort esthétique chez les équipementiers, calendriers de rugbymen, conférences de presse obligatoires), les sciences (Tazieff, Cousteau, De Gennes), le monde du travail (les entretiens d’embauche, les CV flatteurs). Il n’y a que la bulle financière pour laquelle « vivons heureux vivons cachés » reste la devise, le seul domaine qui échappe encore au déballage médiatique et dans lequel les protagonistes se cloîtrent davantage qu’ils ne s’exhibent. Il faut dire que l’enrichissement personnel de quelques uns au détriment du plus grand nombre est une idée difficilement promouvable.
La séduction, c’est présenter de quelqu’un, d’un produit ou d’une action une image valorisante dont le public se souviendra tout en essayant de sortir des sentiers battus : l’essence même de la publicité. Séduire, c’est engager un effort pour plaire et par conséquent susciter un contentement, qu’il soit visuel, gustatif, sexuel ou autre. Tous les coups sont permis pour s’accorder les faveurs de ceux qui constituent aujourd’hui une masse sans visage mais sans lesquels aucun succès d’envergure n’est concevable : le public. Les sociétés libérales dans lesquelles nous vivons sont fondées sur la concurrence. Le corollaire de cet esprit de compétition semble être la séduction à tout prix, condition nécessaire et même souvent suffisante à la valeur dominante : le plaisir individuel. Reste à savoir si cela suffira pour remplacer les anciennes croyances et les idéologies disparues ?
Illustration : Don Juan et le commandeur par Fragonard.
Cet article est publié dans Agoravox et dans Yahoo actualités