L’image se fabrique aujourd’hui essentiellement sur les bases de procédés numériques qui, en une décennie, viennent d’envahir toutes les formes d’expression de façon vraisemblablement durable et quasi-exclusive. Et pourtant, les institutions de l’art rechignent à prendre en considération cette révolution technologique et à lui accorder une place proportionnelle à son utilisation dans notre quotidien. L’art numérique reste le parent pauvre aussi bien de la critique, que du marché et même de l’éducation. « Nombre de responsables d’institutions culturelles, relayés par une certaine intelligentsia française, se demande encore si l’art numérique est bien de l’art ou simplement de la technique » (Couchot. Hillaire L’art numérique- Flammarion)
Les raisons en sont nombreuses et profondes. Les technologies numériques sont en effet la remise en question de tous les fondements de l’art, depuis la création jusqu’à la perception, sans oublier la valeur marchande.
Depuis l’Antiquité et jusqu’à la fin du XIXème siècle, un artiste (ou artisan) est un professionnel à l’expérimentation reconnue, acquise après une longue formation le plus souvent très spécialisée. L’idée dominante est que la maîtrise parfaite d’une technique est indispensable à une bonne création. Cette opinion vole en éclat au début du XXème siècle et l’art contemporain se nourrit d’un état de crise de la représentation pour s’attacher au concept, davantage qu’au produit fini. Tendance déjà ébauchée depuis Léonard de Vinci, l’artiste devient aujourd’hui un intellectuel pur mais qui rejette le savoir-faire, inhibiteur de sa création spirituelle. L’objet n’a de sens qu’en fonction de l’idée qui le génère.
Le numérique semble marquer le retour de ce savoir-faire tellement décrié. Mais un savoir-faire qui, avec l’entrée des ordinateurs dans les foyers, devient aujourd’hui accessible à tous. Avec un minimum de formation et d’habitude, le numérique permet de s’affranchir de la technique pour se concentrer sur l’idée. Il est, de ce point de vue, totalement en phase avec l’art contemporain. Les préceptes de Fluxus, dans les années Soixante, d’un art produit par chacun de nous deviennent réalité quarante ans plus tard.
Mais, comme souvent quand une théorie se concrétise, on en perçoit brutalement les travers et cela dérange : n’importe qui pouvant s’improviser artiste, la production artistique n’est plus entre les mains d’un petit cercle reconnu d’initiés. On reprend soudain conscience que la valeur de l’art est liée à la rareté des œuvres mais aussi à celle des artistes. Un créateur a besoin aujourd’hui d’être identifié, médiatiquement. Le public ne peut pas reconnaître plus que ce qu’absorbe sa mémoire. La multiplication des artistes sonnerait la fin du caractère marginal et romantique du créateur. En le rendant anonyme elle le priverait de son aura, liée à une image publique qu’il entretient tacitement avec la société.
L’œuvre elle-même a, jusqu’au XXème siècle, toujours été matérielle et le fruit d’un « effort musculaire » comme dit Régis Debray, si réduit soit-il. Pour la peinture, comme pour la sculpture, un acheteur acquiert un objet qui possède d’autant plus de valeur qu’il est rare et unique. La photographie, la vidéo et le cinéma ont bousculé cet ordre des choses par leur procédé engendrant la multiplication. Le marché de l’art, après plusieurs décennies, a absorbé les deux premiers en fabriquant artificiellement de la rareté par la limitation et la numérotation des tirages. Le cinéma, quant à lui, a choisi une voie divergente en créant ses propres réseaux de distribution, s’assurant par là une totale autonomie. Il a toutefois remis l’œuvre d’art en question en la rendant immatérielle : on paye au cinéma pour une représentation sans son support, pour une illusion qui dure le temps de la projection. Comme pour le théâtre mais Hegel, dans son Esthétique, ne le compte pas parmi les arts alors qu’on parlera très tôt de Septième Art pour le cinéma, à partir de 1912, 17 ans seulement après la première séance publique des frères Lumière. Notons que la technique de l’image numérique au cinéma est la seule qui aujourd’hui semble intéresser aussi bien la critique que les institutions officielles.
L’image numérique s’affranchit de son support sans toutefois posséder les espaces sociaux de ses représentations, comme les salles de cinéma ou les chaînes de télévision. Comment dès lors parler de valeur pour une création immatérielle qui glisse sur le Net ? En clair que vendre à un acheteur potentiel habitué à un échange de matière contre monnaie sonnante et trébuchante ?
Il se trouve que le marché de l’art fonctionne encore sur les bases de la peinture, c’est-à-dire avec une œuvre concrète et unique. On voit mal comment les marchands réussiront à introduire de la rareté dans un monde désormais accoutumé à la gratuité, à la copie et à la diffusion d’Internet. Cela implique une importante remise en question, en inventant une économie qui dissocierait la valeur de la rareté. Le cinéma devrait montrer l’exemple en tirant, lui, son profit de la grande diffusion.
La numérisation entraîne le décloisonnement des techniques ou encore, pour employer un vocabulaire plus actuel, elle opère une hybridation des arts, déjà préconisée par Duchamp en 1920. Le matériau photographique, lié jusqu’à présent à un procédé particulier d’halogénures d’argent, se trouve aujourd’hui sur le même plan que toutes les autres matériaux graphiques. A partir du moment où une image est « pixellisée », peu importe qu’elle soit d’origine photographique (une certaine réalité objective) ou le fruit de l’imagination d’un concepteur (entièrement virtuelle). Le numérique permet même le mélange du bitmap et du vectoriel et ouvre ainsi la porte à l’utilisation simultanée de tous les logiciels graphiques. Non seulement les procédés perdent leur distinction mais la séparation réel / virtuel est rendue obsolète. Pour résumer, la photographie, en tant que média particulier et indépendant, risque fort de disparaître du domaine de l’art. Dans la mesure où l’image photographique utilise les mêmes moyens que les autres représentations graphiques, on cessera très vite de la distinguer et elle se fondera dans un ensemble que l’on appellera « images numériques » puis « images » tout court sans plus se soucier de leur part d’objectivité ou de leur substance. Ceci est vrai pour les autres arts graphiques : « Le numérique a une tendance irrépressible à déplacer les arts traditionnels sitôt qu’il les pénètre et à altérer peu à peu la pureté de leurs spécificités originaires. » (Couchot. Hillaire Ibid).
Tout comme la photographie a peut-être libéré la peinture de la représentation du réel, l’image numérique risque fort de libérer la photographie de son statut de preuve et d’objectivité pour la transformer en matériau de base, à malaxer, à façonner, au même titre que la peinture sur la toile mais à la différence essentielle près que la notion de trace a disparu au profit du calcul. C’est ce qui gêne le plus les théoriciens et les critiques d’art : l’absence d’auteur remplacé par l’ordinateur. On retrouve là les mêmes réticences que celles du XIXème siècle vis-à-vis de la photographie : perte de la main, de l’imagination, de l’esprit critique. Notons tout de même que le numérique, appliqué à la musique, n’a jamais fait débat et qu’il fut d’emblée accepté par l’ensemble du monde musical.
L’image numérique rejoint pourtant Maurice Denis et sa définition : « Une peinture est, avant tout, une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées ». Elle s’affranchit de ses ambiguïtés avec le réel pour devenir création à part entière. Bref, elle suit le même chemin que la peinture, un siècle et demi plus tard, mais sans avoir de remplaçant pour prendre le relais de la représentation du réel. Cela peut entraîner que notre rapport au réel change lui aussi et que l’opposition avec le virtuel perde rapidement son sens. Une nouvelle ère de la représentation est peut-être en train de s’ouvrir avec le numérique. Il est temps que les institutions officielles et les « détenteurs » du marché de l’art en prennent pleinement conscience, qu’ils sachent, au lieu de l’ignorer, lui trouver la place qui lui revient dans la mesure où l’art, en France du moins, passe inévitablement par les institutions et les marchés. L’absence de reconnaissance actuelle risque en effet de creuser encore un peu plus le fossé qui sépare le public de l’art officialisé, tout en occultant une évolution majoritaire et fondamentale du XXIème siècle.
Illustration : Patrick Gonzales - sans titre
L'article est publié sur AgoraVox