24 octobre 2006

Panthère en marbre chez le bijoutier

Etrangement, les femmes savent mieux reconnaître les cravates que les hommes. Elles y font plus attention en tout cas. Alors, ce qui me paraissait étonnant et original s'est avéré banal et évident. Mea culpa.
C'est pourquoi, cette semaine, je sors des vêtements et des tissus, sujets à erreurs de ma part, pour tomber dans du dur, du solide, du définitif qui me conviennent mieux. Et aussi, puisque vous devinez si facilement, je ne donne pas d'indice, rien de rien, débrouillez-vous seuls et on verra si vous continuez à faire les malins. Non mais...

Orphée : les dangers de la tentation visuelle

Le mythe d’Orphée ne se résume pas aux relations dramatiques du héros avec Eurydice, mais dans notre cadre de l’image nous nous limiterons à leur sortie des enfers, après avoir réussi, et ce ne fut pas une mince affaire, à amadouer toutes les divinités inquiétantes leur faisant barrage.
Petit rappel de la scène : Orphée vient de perdre sa femme Eurydice, récemment épousée et mordue par un serpent. Il en reste inconsolable. Il imagine donc, fort de son charme et de sa cithare, réussir à enlever Eurydice des enfers en amadouant Pluton et Perséphone. Les puissances infernales cèdent, envoûtées par les chants, mais à la condition qu’au cours de leur sortie, Orphée marche devant Eurydice sans se retourner jusqu’à l’arrivée sur terre. Vous connaissez la suite, promesse non tenue et disparition d’Eurydice à jamais. Quant à Orphée, il devint misogyne, refusa de chanter dans les fêtes et tenta même de convaincre les autres hommes que le mariage ne valait rien au sexe masculin. Il fut mis en pièces par les Ménades ou, selon une autre tradition, se suicida, ou encore fut foudroyé par Zeus pour avoir « trop appris aux hommes » (sic).
Ce mythe inspira beaucoup de créateurs. Citons en quelques uns des plus connus :
Nerval El Desdichado :
Et j’ai deux fois vainqueur traversé l’Achéron
Modulant tour à tour sur la lyre d’Orphée
Les soupirs de la Sainte et les cris de la fée.

Apollinaire, Rilke pour la littérature. Pour la musique Jacopo Peri avec Orfeo, premier opéra connu, Monteverdi, Glück, Offenbach jusqu’à Phil Glass en 1993. Orphée obsèdera Cocteau à partir de l’écriture de sa pièce (Orphée, 1924) jusqu’à sa mort. L’auteur du XXème siècle allant même jusqu’à s’identifier au poète antique. Bref, l’époque contemporaine s’approprie véritablement le mythe. On interprète dans tous les sens :
-Le regard d’Orphée représente un acte d’autodétermination : tout en décidant du sort d’Eurydice, il décide du sien.
-Eurydice, simple projection du désir d’Orphée.
-Orphée amant idéal puisque ne se résolvant jamais à la perte de l’être aimé.
-Orphée se débarrassant, par son geste volontaire, des entraves oppressantes de l’amour. (Cocteau)
-Le christianisme met, lui, l’accent sur la funeste destinée de l’homme qui cède à la tentation amoureuse.
Comme dans le cas de Narcisse, c’est la vison qui précipite le héros dans le chaos. Orphée se retourne pour voir l’autre, Narcisse découvre son reflet pour se voir lui-même. Dans les deux cas l’image est négative, destructrice même, pour ceux qui en usent, sans oser dire d’Orphée qu’il en abuse : une seule fois suffit pour provoquer la perte irréversible. Ils se trouvent tous deux condamnés pour une faute bien étrange : le délit de vision. Dans les esprits de ceux à qui le mythe s’adresse, il est peu vraisemblable que ce soit le regard que l’on condamne mais ce qu’il entraîne, à savoir la passion amoureuse, dans les deux cas. On reproche à Narcisse de s’être trop aimé et on reproche à Orphée de ne pas avoir su contrôler la fougue de son amour. Dans les deux cas les images entraînent des passions déraisonnables, excessives, qui anéantiront ceux qui en sont victimes.
Ces remarques vont dans le sens d'un important courant de pensée depuis l'antiquité : la méfiance vis-à-vis de la représentation, et plus généralement de l'impression visuelle (caverne de Platon, iconoclasme, censure etc.) Pour ne pas tomber dans tous ces pièges qui nous sont tendus, devrions-nous avancer les yeux bandés, ou encore dans un espace entièrement obscur ? Orphée aurait-il perdu son Eurydice si, en se retournant, l'absence de lumière ne lui avait pas permis de la voir ? Je vous laisse méditer sur la question.
Illustration : Orphée et Eurydice, Rubens

18 octobre 2006

Magasin de cravates

Il y avait bien des chaussures, pas l'ombre d'un doute, mais aussi les ronds du présentoir, en haut à droite. Un trottoir qui se réfléchit dans la vitrine du marchand et ça fait une photo de la semaine.
Plus simple aujourd'hui, pas de reflet, les formes sont nettes mais quelles sont-elles ? C'est assez peu courant je le reconnais volontiers. Alors, proposez quelque chose et on verra bien...

17 octobre 2006

Mythologie : Narcisse, l'image meurtrière

Nous abordons cette semaine une série qui traitera de l’image et la mythologie, en commençant par le mythe très connu de Narcisse, toujours d’actualité quand le sociologue Gilles Lipovetsky caractérise l’époque actuelle celle de «l’ère de Narcisse ».
Un petit rappel du mythe qui n’est pas si limpide : Selon les Métamorphoses d’Ovide une prédiction à la naissance de Narcisse prévient son père : « Narcisse vivra très vieux à condition qu’il ne se voit pas ». Devenu jeune homme, il reste insensible à l’amour, masculin, comme féminin, et sa mort serait l’objet d’une vengeance des candidats (es) rejetés (ées) (Echo, la malheureuse qui ne pouvait que répéter la dernière syllabe qu’elle entendait, ce qui ne favorise pas la communication, ou Ameinias, selon la version béotienne, qui se suicida de désespoir et implore les Dieux de le venger). Quoi qu’il en soit, Narcisse rencontre son reflet dans une source, s’en trouve fasciné et finit, soit par mettre fin à ses jours, soit par se laisser mourir en réalisant l’impossibilité de sa passion.
Selon Pausanias maintenant, Narcisse possède une sœur jumelle qui lui ressemble trait pour trait. Sa sœur meurt. Chasseur, Narcisse rencontre par hasard sa propre image dans une source de la forêt et bien qu’il sache qu’il ne s’agisse pas de sa sœur, tombe en extase devant ce reflet jusqu’à se suicider de dépit.
C’est de toute évidence la première version, celle d’Ovide, qui sera retenue, la plus étonnante, la plus matière à commentaires et à morales. Les Chrétiens ne s’en privent pas en assimilant Narcisse à l'individualisme, en contradiction formelle avec la parole divine pour laquelle l’individu doit se tourner tout entier vers l’autre. Narcisse devient l’archétype de l’égoïsme qui mène l’homme à son anéantissement.
Pour les psychanalystes, l’amour démesuré de soi, post-infantile, peut être assimilé à une pathologie et, dans le cas de Narcisse, à une importante aliénation mentale. Le mot «narcissisme» apparaît en 1910 chez Freud. Il correspond à un reflux de la libido sur le moi entraînant dérèglements comme la mélancolie. Là où les Chrétiens en font un exemple de morale, la psychanalyse en fait un cas médical et utilise Narcisse pour nommer un état pathologique ou infantile.
Bien pratique les mythes. Et dans tout ça on en oublie les images qui sont pourtant le thème central de la légende (rendons toutefois hommage à Lacan et sa théorie du moi formé par identification à une image). Il est frappant de constater qu’au fil des siècles on a confondu dans ce mythe l’image de l’individu avec l’individu lui-même ce qui, soit dit en passant, est en contradiction avec toute la philosophie platonicienne. Narcisse est amoureux d’un reflet mais pas forcément de sa propre personne. La différence n’est pas mince. Quelqu’un qui s’aime «trop» supporte parfois difficilement de se contempler, et juge presque toujours sa représentation mauvaise ou fausse, en tout cas pas à la hauteur de ses attentes. Tous les portraitistes vous le diront : ceux qui ont la plus haute idée d’eux-mêmes sont les clients les plus difficiles.
Voilà donc un mythe bien capricieux, selon la version qu’on en retient et surtout selon la lecture qu’on en fait. Alors Narcisse, égoïste détestable ou pauvre malade en demande de soins?
Une belle phrase de Plotin pour conclure : "L'homme ne vit que pour apprendre à regarder".
Illustration : Caravage Narcisse

11 octobre 2006

Vitrine du marchand de chaussures, près du trottoir


Peu de commentaires la semaine dernière. Image trop évidente qui n'a pas suscité d'interrogations. La grille d'aération d'un moteur, en haut du capot avec le départ de l'essuie glace sur le parebrise. Les trois participants ont tout bon, malgré leurs hésitations.
Plus difficile et intriguant cette semaine avec une image plus originale, du moins je crois... brute, sans superposition aucune. A vos ordinateurs pour me faire mentir.

Descartes : les idées sont les images des choses

Une image, dans la physique de Descartes, n’est pas une copie de quelque chose. Elle ne ressemble pas à l’original mais elle le représente. Cela rejoint, quelques siècles plus tard, la théorie de Gombrich sur les pions d’échecs : On ne demande pas à un cheval d’échiquier de ressembler à un cheval mais de l’évoquer, même le plus simplement possible. Il applique ensuite cette théorie à toute une partie de l’histoire de l’art grec en particulier, à l’époque archaïque, vingt cinq siècles avant. Un Kouros évoque un homme, il n’a pas vocation à lui ressembler. Il reste une image au sens de Descartes comme au sens des cubistes, trois siècles plus tard, pour qui un essai de représentation du volume prédominera sur la projection de l’objet dans un espace plan.

Descartes pousse plus loin en comparant les objets aux mots qui joueraient le même rôle que les images, qui éveillent dans l’esprit les idées de choses qu’ils signifient alors qu’il n’y a manifestement aucune ressemblance entre ces mots, qui sont de purs sons lorsqu’ils sont entendus, et les idées que ces mots signifient. Dans le Discours de la méthode il compare sa démarche à celle des peintres. Il essaiera donc de représenter la vie comme en un tableau.

Ensuite, avec Pascal, ils butent sur la vérité en introduisant un point indivisible à partir duquel on peut juger de la vérité ou ce que Descartes appelle la perception ou l’idée claire et distincte avec cette étrange troisième méditation : Toutes les choses que nous concevons fort clairement et distinctement sont toutes vraies (qu’en est-il du virtuel aujourd’hui ?). On peut supposer qu’on engloberait maintenant ces pensées sous le concept de « reconnaissance des formes ». Sans reconnaissance de la forme, plus d’idée donc plus de chose. C’est le difficile pari de l’abstraction dans le domaine des arts : réussir à émouvoir sans passer par l’intermédiaire de la forme, du moins connue. Les remarques du public devant des toiles abstraites prennent tout leur sens : Qu’est-ce que ça représente ? Rien et cela devient difficile de se passer des idées pour ne retenir que la sensation brute. La musique y parvient pourtant très bien. Peu importe que Les steppes de l’Asie centrale de Borodine évoque la caravane qui apparaît dans le lointain qui s’approche et s’évanouit à la fin dans les horizons de sables. Borodine aurait pu appeler sa musique Les bateliers de la Volga sans que l’impression qu’elle provoque sur nous ne soit en rien modifiée.

Pour l’image, le numérique et le virtuel changeront certainement la donne, s’ils n’ont pas commencé à le faire. Les idées deviendraient alors des images qui pourraient se passer des choses, en concrétisant alors le rêve des artistes abstraits, cinquante ans plus tard. On n’en est pas encore là et il reste encore difficile pour notre mental de se passer de représentations, à défaut de réalités.

04 octobre 2006

Haut d'un capot de voiture avec essuie glace

C'est Kyros qui a trouvé l'énigme de la semaine dernière, un peu par hasard semble-t-il. Il s'agissait bien d'un pied chaussé d'une espadrille à pois.
Un objet du quotidien de chacun de vous cette semaine, sans couleur, histoire de ne pas donner trop d'informations pour une photo mystère assez facile.
Vous pouvez aussi vous amuser à faire le petit test de l'article qui suit avec les ronds verts et bleus. C'est plein d'enseignements sur notre perception faussée des images.

La perception des images : un terrain miné

Comment regarde-t-on ? Pas comme on le pense et les images nous ont souvent induits en erreur en présentant comme un ensemble que ce que nous ne voyons que comme des petites parties séparées.
Le champ observé ne couvre que 2 à 3 degrés. Observé ne veut pas dire perçu, et là les mots ont leur importance. On perçoit, plus ou moins, un champ de 180° (un objet en mouvement nous sera « signalé » dans le champ visuel), mais on ne détaille que deux ou trois degrés à la fois. En l'appliquant à un tableau, à une photo de 24 x 30 cm : à 50 cm, on ne scrute qu’un cercle de 2 cm de diamètre, pendant ¼ de seconde (moyenne statistique). Le parcours complet pour cette image demanderait donc une soixantaine de seconde, sans compter les temps de transfert d’un champ à l’autre, champs qui ne sont jamais proches (l’œil n’est pas un scanner). Il est donc évident qu’on ne regarde pas de cette façon, et ce pour des questions d’économie de temps, pour des raisons culturelles (sens de lecture de gauche à droite), pour des problèmes de sens (la plupart des surfaces scrutées ne sont en rien significatives). On en arrive même à des contresens comme par exemple le « avant, après » des lotions qui empêchent la chute des cheveux sera vu « après, avant » par un arabe (la lotion favorisera donc la chute des cheveux).

Un petit test assez significatif :


Quel est le rond vert le plus grand ? Le cerveau fonctionnerait par comparaison : celui du haut parce qu’il est plus grand que les cercles qui l’entourent. Celui du bas est plus petit, parce qu’entouré de cercles plus grands. Pas rationnel tout ça ! Il sont objectivement de la même taille (mesurez sur écran pour en être convaincus). La plupart des erreurs sont le fruit du travail de la reconstruction de l'image. Nous recréons une cohérence là où il n'y en a pas. C'est ce qu'on appelle l'effet de contexte.

L'oeil est par exemple très sensible (quelques degrés) à une inclinaison proche de l'horizontale (un tableau accroché au mur) alors que l'on confondra aisément une inclinaison de 30° et une de 45° par rapport à l'horizontale. Nous sommes habitués à lire des lignes de textes rigoureusement parallèles, à voir des éléments exactement horizontaux (calés au niveau à bulle) alors que les obliques restent très imprécises, sans références universelles.
Aucune objectivité dans la vision et l'oeil ne se comporte pas comme un instrument optique (qui serait d'ailleurs bien imparfait). A partir de données physiologiques, le cerveau reconstitue un domaine qu'il connaît. On peut même avancer qu'on ne voit que ce qu'on a déjà vu. On ne reconstitue aisément et rapidement que ce qu'on a déjà pu analyser systématiquement, en ayant créé de la sorte une photothèque d'images élémentaires, construite avec les années et l'expérience, photothèque à laquelle, ensuite, on ne cessera de se référer. L'image, indissociable donc de sa propre culture... pour ceux qui en doutaient encore.
"L'hallucination appartient, non à la pathologie de la perception, mais à celle de la croyance". (Jean Delay, Les maladies de la mémoire- Paris PUF 1942)