31 août 2007

Feuille de bananier (détail)

En voilà une qui est bien belle. En noir et blanc, pour ne pas trop vous mâcher le boulot non plus. En espérant que les vacanciers commencent à revenir doucement et que vous serez plus nombreux à participer. La semaine dernière c'est encore Ju (en partie du moins) qui a donné la bonne réponse, après avoir lu le commentaire de l'énigmatique alucardo (ça fait anagramme ce nom-là, caluardo, laucardo... à creuser) et ma réponse. On peut donc décerner une double victoire à Ju et alucardo (c'est bon pour les statistiques de Ju tout ça...). Avec Mini à Oxford, Ju de retour à St Trop, Laurette en France, Marsyas envolé, Zuip PhB collé aux manifestations culturelles estivales françaises, qui restera-t-il pour cette énigme de la semaine ? Alucardo, un petit geste... Ah oui, des pâtes dans un bocal, la semaine dernière. Un genre de pâtes peu commun, des cylindres courts dont je ne me risquerai pas à donner le nom.

Les techniques numériques : un autre rapport à l'image

L’arrivée du numérique dans les domaines de l’image ne sera pas le simple remplacement de grains argentiques par des petits carrés nommés pixels. La transformation risque d’être beaucoup plus profonde qu’il y paraît au premier abord. Les fondements même de la photographie sont déjà ébranlés et on peut supposer que l’image connaîtra prochainement une révolution comparable à celle qu’elle a connue après l’invention… de la photographie, justement.

La perte de matérialité

La photographie n’est plus un objet mais une information, une série de 0 et 1 qui peut prendre une multitude de formes, qui est transmissible, reproductible à l’infini. Plus d’original, plus de copie, plus de support, rien de palpable. Les images, dès l’instant où elles sont numérisées, n’ont plus à être préservées (au sens de restaurées). Les archives deviennent une banque de données et pas un lieu de conservation de documents. Que vendra-t-on, dans quelques années, sur le marché de l’art comme photographie ? Un fichier numérique ? Un collectionneur est-il prêt à investir dans une série de chiffres ? Réussira-t-on à dissocier l’œuvre d’art pictural de son unicité ? Les tirages vendus étaient jusqu’à présent limités et numérotés, un artifice destiné à contourner artificiellement le côté reproductif de la photographie. Quel sens cette limitation prend-elle dans le cas du numérique quand la copie a valeur d’original et inversement ?

Le tirage papier qui était porteur de l’affectif lié à la représentation (y compris son jaunissement et sa dégradation) n’a plus de raison d’être et le plus souvent on s’en passe même. L’individu est-il prêt à canaliser ses sentiments sur un calcul abstrait ?

La preuve photographique

Bien que juridiquement pas reconnue, la photographie fait toujours preuve dans nos mentalités du XXIème siècle, preuve certes imparfaite mais bien plus fiable que les mots ou le dessin. Et donc la photo est le plus souvent utilisée pour apporter du crédit aux mots, que ce soit dans le monde journalistique, scientifique, ou même plus généralement narratif. Un journal à grand tirage ne se conçoit pas sans photographies, une revue scientifique est impensable sans les images qui génèrent une représentation concrète du discours abstrait. La photographie ne se comprend pas sans les mots qui vont avec, mais aujourd’hui les mots sont infirmes sans les photographies qui leurs sont associées. Or le numérique possède la faculté de transformation indécelable et, de facto, fait s’écrouler la notion de preuve photographique. Pas d’original (comme le négatif argentique), pas de témoignage de la manipulation (trace informatique), un pixel en remplace un autre et tout le monde n’y voit que du feu pourvu que la retouche soit bien faite. Les agences commencent à s’en inquiéter. L’AFP garantit que les images fournies sont brutes et sans artifice, mais comment peut-elle certifier la bonne foi de tous les photographes qui l’abreuvent chaque jour de milliers de clichés.

Les subterfuges ne datent pourtant pas d’hier. Tout le monde se souvient de la disparition de personnages passés en disgrâce, du remplacement des individus compromettant, mais la supercherie ne résistait pas à l’examen de l’épreuve à travers une simple loupe, à la présentation du négatif complet, coupé en bandes de six. Aujourd’hui, ni vu ni connu, on rajoute, on enlève, on modifie. La tendance ne pourra que se confirmer et la photographie y perdre irrémédiablement sa crédibilité.

La notion d’empreinte

Jean-Pierre Montier écrit : « En fait, il semblerait que ce soit davantage à son caractère d’empreinte indubitable que la photo doit son usage de souvenir, plutôt qu’à ses pouvoirs de restitution du passé, car elle est rarement un acte de souvenance véritable ». La photographie de Proust à Barthes et réciproquement.

Difficile de parler d’empreinte pour une image numérique. Les intermédiaires entre les photons et l’image sont si nombreux , les transformations tellement accessibles, à tout moment, que l’adjectif « indubitable » ne peut perdurer dans la mesure où la valeur photométrique des pixels est en évolution permanente, de toute façon jamais définitive.

Relation à la réalité

Elle était déjà bien écornée depuis le début du XXème siècle. Les historiens et théoriciens de l’art, l’ont assez clamé ces dernières décennies : une photo n’est qu’une représentation possible du réel. Pas question de lui donner valeur de substitution.

Nonobstant ces discours doctrinaux, la photographie représente encore la plus fidèle représentation de ce qui nous entoure. Cela rejoint le paragraphe précédent sur la notion de preuve. C’est à l’image photographique qu’on se réfère en permanence quand on parle de réalités objectives (photos de son enfant, de sa maison, de ses vacances, etc.). Cette image du réel est aujourd’hui transformable, transfigurable. Son enfant peut embellir, sa maison s’élever d’un étage, ses vacances modestes devenir luxueuses, tout devient possible avec des reproductions sur lesquelles tout un chacun peut intervenir librement. La notion de « réalité photographique » perd ainsi le peu de sens qui lui restait encore.

La fin de la paternité

Qui est l’auteur de cette image ? L’usage argentique voulait qu’on superpose la projection du négatif (qui faisait gage de propriété) sur l’image contestée. Si la superposition était parfaite, le propriétaire du négatif était déclaré auteur de l’image. Plus possible aujourd’hui. Il suffit de jouer légèrement sur les perspectives en post traitement pour que la superposition ne fonctionne plus. Ce qui signifie, en clair, que le photographe n’a plus les moyens de prouver la paternité d’une image. Le droit d’auteur pour la photographie, encore plus que pour la musique, est voué à la disparition. Il ne s’agit pas de le regretter en s’apitoyant mais de considérer une évolution de la photographie vers une gigantesque banque d’images en libre accès qui constituera un réservoir dans lequel chacun pourra puiser. Une photo ne sera donc plus liée à son auteur et deviendra anonyme à partir de l’instant où elle est diffusée. Du pain sur la planche pour le législateur.

Il ne s’agit plus d’être pour ou contre le numérique et cet article n’a pas pour but de s’épancher sur la disparition d’une technique. En revanche, tous ces changements radicaux qu’on mesure encore mal auront des conséquences inévitables. Si les peintres n’ont plus peint de la même façon après l’invention de la photographie, il y a fort à parier que les photographes ne photographieront plus de la même façon après l’essor du numérique. Les pixels pourraient bien devenir une sorte de matière première, à comparer avec les pigments de la couleur, à partir de laquelle la création photographique, libérée de toute relation obsessionnelle avec la réalité, pourrait prendre une toute autre direction. Ses prolongements restent encore à explorer.

Illustrations : portrait retouché- anonyme (haut), Ecole jésuite à Beyrouth (bas)

Pour ceux qui souhaitent des discussions parfois enflammées, cet article est publié sur Agoravox

24 août 2007

Photographie : la tornade numérique de l'absurde

J’écrivais, à tort, en 1995 dans une revue spécialisée : nous sommes encore loin de la prise de vue numérique accessible à tous. Les premiers appareils numériques performants étaient, en effet, plus proches du scanner que de l’appareil de prise de vue. Pas question d’envisager une utilisation amateur de ces expérimentations coûteuses et sophistiquées. Douze ans plus tard, les deux principaux fabricants japonais de matériel photographique (Nikon et Canon) annoncent, dans un bel ensemble, la fin de la construction d’appareils argentiques. La vente de matériel numérique explose. Les prix sont en chute libre, les performances semblent atteindre des sommets. J’entendais la semaine dernière deux garçons d’une vingtaine d’années converser autour de photographies : « celle-là n’est pas très bonne » dit l’un. A quoi l’autre rétorque : « Normal, c’est de l’argentique ». Tout est dit : pour les jeunes esprits l’argentique a déjà franchi les portes du musée. Il n’est plus que l’outil dépassé de vieux maniaques nostalgiques. La branche « recherche » des constructeurs a mis les bouchées doubles. Le marché est colossal. Un modèle se trouve périmé au bout de six mois, retiré de la vente. Le temps de la commercialisation, des bancs d’essais par les journaux spécialisés et on ne parvient plus à se procurer l’appareil convoité : « il est remplacé par le modèle XXX, plus performant. » vous dira le vendeur. C’est justement au sujet des performances qu’il y a lieu de se poser des questions pour éviter d’être roulés dans la farine d’une consommation outrancière.

La course aux pixels

La majorité des photographes amateurs n’impriment pas leurs images dans un format supérieur à 13 x 18 cm, quand ils les impriment… La plupart des images ne sont vues que sur un écran d’ordinateur (de télévision), dans le plus favorable des cas (haut de gamme) en 1280 x 1024 pixels, ce qui implique une image de 1,3 million de pixels quand aujourd’hui un appareil bas de gamme en affiche 8 millions. Il ne faut pas plus de 3 millions de pixels pour la meilleure des impressions en 13 x 18 cm. Certains grands revendeurs disposent d’une panoplie de tirages en petit format et essaient de démontrer aux acheteurs que le plus médiocre est à 3 millions de pixels (vraiment pas visible), le moyen, un peu flou aux couleurs délavées, à 5 millions et le bon à 10. C’est un euphémisme de révéler qu’ils se moquent de leurs clients. Le premier appareil professionnel de Nikon, le D1 qui fit les beaux jours de tous les reporters (7500 euros tout de même), ne comptait que 2 millions de pixels. Vendre un appareil de 10 millions de pixels pour un amateur occasionnel est un non-sens, tant photographique qu’informatique (le poids d’une image décompressée devient de 30 Mo et les petits processeurs d’ordinateurs rament douloureusement). Et pourtant, les appareils bas de gamme comptent aujourd’hui 7 millions de pixels. Chaque fois je sens déçu le public qui me demande les caractéristiques de mon appareil très professionnel quand je réponds : « 10 millions mais je ne l’utilise qu’à 6, c’est plus que suffisant ». Les constructeurs se livrent à une course aux pixels aussi effrénée qu'insensée qui ne cessera que lorsque le consommateur deviendra mieux informé.

Le drame des optiques

Le miracle optique à 150 euros se fait encore attendre. Si le nombre des pixels augmente, la qualité des objectifs est en chute libre. Faites le test : photographiez une grille régulière, en utilisant les possibilités du zoom (tous ces appareils en sont équipés). Observez le résultat. Les horizontales remontent vers les angles en position « grand angle » et font le dos rond au milieu en « téléobjectif ». En bref, les rectilignes deviennent courbes dès qu’on quitte le centre de l’image. Le mal est si grand que les logiciels de traitement d’images proposent maintenant des « correcteurs d’objectifs » pour y remédier.

Une bonne optique est une performance technologique, un compromis entre toutes les « aberrations » (géométriques, chromatiques, etc) générées par les lentilles. C’est, en grande partie, ce qui fait la qualité d’une image. Si le nombre de pixels est toujours mentionné, les performances de l’objectif jamais. Et pourtant elles se mesurent, au nombre de traits séparés par millimètre d’image. Et on en arrive à la seconde absurdité : les images possèdent plus de pixels que ne peuvent en distinguer les objectifs. En résumé, si un objectif ne sépare pas les traits d’un texte photographié à 2m, tous les pixels du monde qui sont derrière ne vous le feront pas lire pour autant.

L’infantilisation galopante des consommateurs

Cela avait commencé par « plein soleil », « soleil voilé », « nuages » et les options concernaient le diaphragme, c’est-à-dire le réglage de la lumière optimale à l’obtention d’une image (pellicule ou capteur numérique). Aujourd’hui, avec la mise au point automatique, les programmes se multiplient à foison : portrait , portrait à droite, portrait à gauche, plan américain, double portrait, cadrage vertical, etc. Le personnage « portraitisé » doit faire preuve d’une patience angélique, le temps que l’opérateur décrypte toutes les alternatives proposées. Mais nous ne sommes pas tous des anges. Ne serait-il pas plus simple de signaler que la mise au point automatique se fait au centre de l’image ? Il suffirait d’une option « mémoire », ou d’une mise au point manuelle possible pour résoudre le problème (cela existe mais de plus en plus rarement). Le cadrage vertical peut se faire en tournant l’appareil de 90° : lapalissade. Et ce n’est pas fini… flash, pas flash, anti yeux rouges, flash de nuit ( ???). Il faut avoir assisté à un spectacle « son et lumière » pour constater que la majorité des témoins espèrent éclairer, de nuit, un monument situé à plus cent mètres à l’aide d’un flash dont on peut estimer la portée à cinq. Mais la portée est rarement mentionnée. Pas commercial, cinq mètres, une misère… Un nouveau concept vient de voir le jour : « le détecteur de portrait », en clair un détecteur de premier plan. Si ce n’est pas le visage souhaité (une main tendue vers l’appareil, un vase, par exemple), vous êtes grugé.

La prise de vue devient donc d’une richesse informative démesurée sans que l’utilisateur appréhende pour autant les variations engendrées par ces options infinies. Résultat : quand l’image n’est pas bonne (cela arrive souvent) personne ne sait pourquoi ! On cherche, on tâtonne, on tente des folies (position « nuit » le jour), on y perd beaucoup de temps… sans jamais rien y comprendre.

Pour conclure, on peut estimer pour un appareil photo :

- Que le chiffre de 6 millions de pixels est très raisonnable si l’on ne veut pas transformer son image en poster. Le nombre de pixels ne fait pas, à lui seul, la qualité d’une image, loin s’en faut.

- Que les déformations dues aux mauvaises optiques ne sont pas rattrapables, à moins d’être un as de Photoshop (logiciel de retouche professionnel).

- Qu’il est très utile de pouvoir désactiver les « programmes » et comprendre un minimum de photographie si l’on souhaite s’éloigner des prises de vues stéréotypées.

Plus généralement :

- Que les revendeurs sont là pour faire du chiffre mais que leurs discours ne sont pas tous à prendre au pied de la lettre.

- Que les marchés sont générateurs de dérives qui, lorsqu’on n’y prend pas garde, peuvent nous plonger dans l'aberration.

Illustration : Sony Mavica, premier appareil photo numérique, 1981.
Pour ceux que la discussion intéresse cet article est publié dans Agoravox (plus de 100 réactions), ainsi que sur Yahoo actualités

19 août 2007

Pâtes dans un bocal

Alors, chou blanc pour tout le monde la semaine dernière avec la photo deMini. Pas d'impatience, je donne limage complète à la fin du post. Il s'agissait d'un bouton de réglage d'une chaîne HiFi(entreposée à Besançon, donc que je n'avais pas vue). Je dois dire que même en connaissant la réponse j'ai eu du mal à visualiser l'objet... et Ju a failli (c'est assez rare, il faut donc le souligner). Alors, pourquoi personne n'a trouvé? D'abord parce que c'est le mois d'août. Nous n'étions que trois (Ju, Laurette et moi) à chercher, du moins à écrire des commentaires. Ensuite parce qu'aucun élément ne faisait référence, soit de taille, soit de plans (quel est l'ordre des plages de l'image, bref on ne comprenait pas ce qui saillait et ce qui rentrait). Pour finir, la qualité de l'image (je vais me faire assassiner sur ce coup-là) ne permettait pas un agrandissement qui aurait pu nous éclairer. Voilà, c'est mon avis, vous avez peut-être d'autres suggestions.
Cette semaine, on a un peu trafiqué les couleurs et la texture avec un filtre ("artistique" qu'ils disent sur Photoshop). Ce devrait être jouable pour les spécialistes que vous êtes. Si l'envie vous en prend, je suis preneur pour mettre en ligne les images abstraites, déjantées, torturées... que vous me confierez. Bonne chance pour cette semaine, presque des vacances comparée à la semaine dernière.

15 août 2007

Le cinéma : un espéranto triomphant

A quelques années d’intervalle, deux inventions voient le jour en cette fin de XIXème siècle qui foisonne d’expérimentations. L’espéranto avec l’ambition de mettre en place un langage universel et le cinéma auquel personne, y compris ses inventeurs, ne croit trop et qui se situe entre l’outil scientifique et l’attraction foraine. Aujourd’hui, moins de deux millions de personnes dans le monde maîtrisent l’espéranto alors que chaque année on vend 1,5 milliard de places de cinéma aux Etats-Unis, 5 milliards en Inde et qu’on produit 15000 films sur la planète. Les films transitent souvent d’un pays à l’autre, davantage d’Ouest en Est et du Nord vers le Sud alors que, paradoxalement, l’Extrême-Orient possède la plus grosse production cinématographique mondiale (450 films produits au Philippines par an, 620 en Inde, 385 seulement aux Etats-Unis).

Revenons à l’espéranto. Ludwik Lejzer Zamenhof, en pleine révolution scientifique, souhaite faciliter la communication mais surtout remarque que les inventeurs et autres « savants » comprennent l’intérêt de connaître ce que concoctent leurs voisins de cultures différentes. On commence à réaliser que l’inventeur, seul dans son laboratoire, ne pèse pas lourd face à la communauté internationale. Le français avait joué le rôle de langue commune dans le monde diplomatique, aristocratique et plus généralement culturel mais il se révèle fort complexe à l’apprentissage comme à l’usage, mal adapté à un langage concis et précis à la fois dont la science a besoin pour s’épanouir. L’espéranto est un fabuleux projet : une langue construite de toutes pièces (c’est une première, son auteur passe dix ans à la mettre en place) qui fonctionne assez simplement avec un système grammatical d’agglutination et qui, bien sûr, ne comporte pas d’exceptions. La langue parfaite si l’on se réfère à la définition : « système d’expression et de communication commun à un groupe social ». Sauf que dans ce cas précis, le groupe social est l’humanité toute entière. Outre la simplification, l’espéranto comporte l’avantage de ne favoriser aucune culture puisqu’il va puiser ses sources dans toutes les origines linguistiques (essentiellement indoeuropéenes toutefois).

« Psychologiquement, l'espéranto est la langue étrangère la moins frustrante à manier. Tous ceux qui en ont l'expérience le confirment. En effet, l'esprit humain est cohérent. L'enfant qui dit fleurier pour "fleuriste" et journalier pour "journaliste" a compris ce qu'avait de commun la série fermier; poissonnier; serrurier, et il crée une règle là où la plupart des langues baignent dans le désordre » Claude Piron Action et pensée 1991, N° 19 p 51-79.

Force est de constater que l’espéranto n’a pas connu le succès escompté. Les causes en sont multiples et la principale semble tenir à la difficulté de séparer langue et culture.

Peut-on parler de langage (et pas de langue) cinématographique ? Si l’on se réfère à la définition du langage : « tout système de signes permettant la communication », oui et même davantage. En affirmant cela, on ne peut que constater l’universalité de ce langage. A force de baigner dans un monde télévisuel et iconique, on ne réalise plus les conventions que le cinéma a engendrées, en douceur, et qui sont aujourd’hui admises par tous et jamais remises en question. Et pourtant dans un film :
on change brutalement de lieu (à chaque séquence), de temps (retour arrière flash-back, futur, rêve, etc), de point de vue (à chaque plan) et même d’époque sans que personne ne s’en étonne. Le plan d’un personnage, les yeux dans le lointain, suivi d’un paysage suggère immanquablement que le personnage admire ce panorama-là. On passe de « l’objectif » (point de vue du spectateur) au « subjectif » (point de vue de l’acteur) sans crier gare et tout le monde parvient à suivre cette pirouette pourtant tellement artificielle. Que dire du champ contre champ ? Il serait fastidieux de s’attarder ici sur de nombreux exemples mais retenons que le cinéma se trouve chargé de codes (Cf. Christian Metz Langage et cinéma Larousse 1971) que le monde entier a assimilés sans se poser davantage de questions. En cherchant bien, on ne trouve pas aujourd’hui un seul type de cinéma qui ne respecterait pas ces conventions-là devenus communes, sans pourtant que personne n’ait décidé autoritairement de rien. Christian Metz parle d’espéranto pour le cinéma muet, un espéranto qui connaîtra, lui, un fantastique succès, bien au-delà de l’espérance des plus optimistes inventeurs.

La différence essentielle avec la langue espéranto est que le cinéma ne connaît rien de comparable avant la fin du XIXème siècle, si ce n’est des images fixes accolées et quelques bricolages d’inventeurs inspirés permettant la vision du mouvement. Les précurseurs travaillent sur un terrain vierge. Méliès invente le trucage, Eisenstein le montage, et les codes se fabriquent petit à petit, en relation avec les besoins d’expression. L’avènement du parlant brouille un peu les cartes, mais très vite on a recours au doublage qui règle (ou fait mine de régler) le problème des langues. Il n’en demeure pas moins que le cinéma reste universel par son impact (il est compris de la même manière par des cultures différentes), par ses méthodes (Hollywood, Cinecitta, Bollywood) et même, bien que cela semble ahurissant, par son discours (les mêmes histoires, ou presque, racontées en Inde, au Canada et au Japon).

Que doit-on conclure de l’échec de l’espéranto et du succès du cinéma ? Que l’Occident a imposé un mode culturel au monde entier sans connaître la moindre résistance du simple fait de la nouveauté ? Que l’homme possède une faculté d’adaptation exceptionnelle lorsque rien ne vient contrarier sa marche, mais qu’il possède une force énorme de résistance si son esprit a déjà été formaté à une autre pratique analogue (une explication à l’échec de l’espéranto) ? Qu’il reste préférable de ne rien tenter d’imposer quant aux cultures qui se forgent d’elles-mêmes ? Qu’il vaut mieux ne pas rechercher l’universalité à tout prix ? Je vous laisse le choix des arguments et reste ouvert pour en lire d’autres dans un débat constructif.

Illustration : Les frères Lumière (haut), Ludwik Lejzer Zamenhof (bas)
Pour davantage de discussions, l'article est publié sur Agoravox

10 août 2007

Bouton de chaîne HiFi


Une nouveauté cette semaine : la photo mystère n'est pas de moi mais de Mini (ce peut être quelqu'un d'autre la semaine prochaine) et je ne connais pas la solution, donc suis logé à la même enseigne que vous, c'est-à-dire de celui qui doit trouver la solution, ou encore dans la position de l'arroseur arrosé...
La semaine dernière, c'est encore Ju qui a découvert un pot-aux-roses difficile pourtant. Il a mis presque une semaine toutefois, en tâtonnant... Le reflet d'un empilement de lits de plage en Crète (et oui, même quand je travaille, cela prend encore des airs de vacances). Aucun élément net auquel se fier, pas de contexte, bravo Ju. A première vue, la photo de cette semaine est introuvable. A coups d'approches successives, peut-être... Je rédigerai le premier commentaire.

Bonheur et niveau de vie : les vertus de la cupidité

Une petite entorse à l'image cette semaine de vacances, quand nous sommes censés vivre une période de bonheur en rompant avec nos moroses habitudes.

Nous sommes désormais bien loin de l’Antiquité et des débuts du monde chrétien quand le bonheur pouvait consister à tendre vers une perfection de soi-même qui permettait de se détacher de sa condition humaine, c’est-à-dire de répondre au problème de l’absurdité de sa mort. Le bouleversement se produit au XIXème siècle, avec la révolution industrielle, quand apparaît la notion de croissance ainsi que le décloisonnement des classes sociales qui deviennent la marque presque exclusive de la fortune. Une composante principale du bonheur devient alors liée à la possession. A partir de cette époque, chacun peut devenir supérieur à partir du moment où il en a les moyens. La démonstration fait long feu et aujourd’hui encore, on l’a constaté lors des dernières élections en France, tout parti politique (excepté peut-être les écologistes), ne jure que par la croissance qu’il présente comme seul remède à tous nos maux récurrents depuis maintenant plus de trente ans.
Schopenhauer, comme Marx, l’avaient pourtant signalé très tôt : la notion de bonheur en rapport à ses désirs est toute relative. « La limite de nos désirs raisonnables se rapportant à la fortune est très difficile, sinon impossible à déterminer car le contentement de chacun à cet égard ne repose pas sur une quantité absolue mais relative » Arthur Schopenhauer : Aphorismes sur la sagesse dans la vie (1851). « Nos besoins et nos jouissances ont leur source dans la société ; la mesure s’en trouve donc dans la société, et non dans les objets de leur satisfaction » Karl Marx, Travail salarié et capital (1849)
Pourtant, toutes les études sociologiques actuelles vont dans le même sens. Si dans le monde occidental il est indéniable que l’on assiste à une augmentation considérable du niveau de vie ces cinquante dernières années, la sensation de bonheur, elle, reste stagnante. En revanche, elle est avérée chez ceux qui connaissent un enrichissement nettement supérieur à la moyenne. Le bonheur n’a donc plus aucun rapport avec les besoins. Il prend son essor chez l’individu qui parvient à se distinguer de ses semblables et, depuis deux siècles, demeure presque exclusivement lié à l’abondance de biens. Le corollaire de cette théorie concerne le malheur qui est perçu dès lors qu’un individu se situe en dessous du niveau moyen de consommation. Pas tant à cause de la souffrance engendrée que de la marginalisation qui en résulte, parce que cet « asocial » se considère, ou qu’on le considère alors comme d’essence inférieure et donc indigne de fréquentation.
La spirale est infinie et confine à l’absurdité, à savoir : la possession de l’inutile, pourvu qu’on le possède. C’est la naissance du gadget, dans les années soixante-dix, dont on admet d’emblée qu’il ne sert à rien, mais que l’on souhaite malgré tout acquérir pour demeurer dans la norme consommatrice.
Un exemple parmi d’autres : une automobile est perçue comme un luxe dans les années cinquante. Elle ne l’est plus aujourd’hui, mais l’individu qui n’en possède pas se trouve déclassé par rapport à une majorité chez qui l’objet est devenu « naturel ». Seule objection : les villes ne sont pas extensibles à l’infini et souvent les temps de trajets citadins se sont trouvés multipliés par deux en vingt ans. Ce qui était source de bonheur, voire de liberté, devient source de problème, voire d’aliénation, tout en restant indispensable au maintien sociétal. En poussant le raisonnement un peu plus avant, on peut imaginer que la voiture devienne inutile mais que la population continue à s’en procurer comme marque de niveau de vie.
On ne connaît donc le bonheur que par rapport aux autres, par une sorte de relativité sociale qui ne permet pas à tout le monde d’y accéder. Au sein d’une entreprise, un individu X ressent une vague de satisfaction quand il est nommé directeur d’un secteur. Toutefois, il n’était pas le seul à convoiter le poste et l’entreprise ne peut pas compter que des directeurs dans ses rangs. Il laisse donc les autres candidats rejetés dans un relatif désarroi. Toutefois, on peut tristement constater que son bonheur aurait été nettement moindre si tous les candidats avaient été nommés directeurs également. Il tire donc ce bonheur, non pas de l’avantage que présente pour lui cette nomination, mais surtout de l’orgueil d’avoir été choisi, lui plutôt qu’un autre.
Ces études montrent également que la cupidité de l’individu est une composante essentielle de son bonheur. On est loin des philosophes de l’antiquité et même des modes de pensées orientaux jalonnés des préceptes visant à ne plus dépendre de nos désirs pour accéder à l’épanouissement. Dans l’Occident contemporain, tout l’inverse : plus on en demande plus on est satisfait. Plus les désirs sont accrus (la publicité a de beaux jours devant elle) plus nous ressentons l’ivresse d’exister surtout si les autres ne parviennent pas à assouvir les mêmes ambitions. La Chine nouvelle, qui ne veut pas être en reste, va nous faire la démonstration de ce modèle appliquée à plus d’un milliard d’individus dans un an à Pékin. Jusqu’à ce qu’à force de croissance on verse dans l’asphyxie… et nous n’en sommes plus très loin. Les pourfendeurs du Malthusianisme qui prétendent que l’esprit humain saura toujours inventer de nouveaux moyens pour favoriser son épanouissement oublient que les sociétés les plus évoluées ne parviennent même plus, aujourd’hui, à résoudre leurs problèmes de surpopulation urbaine.
Alors l’écologie montre le bout de son nez et apparaît comme une bouée de sauvetage de notre monde en péril et même une forme naissante de bonheur qui privilégie la qualité de vie au dépens de la surconsommation. Un nouveau type de comportement naît chez l’individu occidental : respect de l’environnement, chasse au gaspillage, recyclage à tout crin, énergies renouvelables, aide au tiers-monde et tout une kyrielle de principes louables, capables de redonner bonne conscience aux acheteurs que nous sommes : consommer propre, et moins, avec une conscience collective retrouvée. Mais en oubliant que l’écologie et la croissance sont antithétiques et que tous les systèmes politiques mondiaux ont fait de l’expansion le principal objectif à atteindre… sous peine de régression qui, dans notre mode de pensée contemporain, équivaut à disparition. Il ne reste plus maintenant qu’à surmonter cette aporie en reconsidérant la notion même de bonheur sans que l'économie s'écroule pour autant… vaste chantier.
Pour ceux qui aiment la discussion, cet article est publié dans Agoravox

01 août 2007

Reflet de lits empilés sur une plage

Cela devrait devenir plus dur quand on n'a plus rien à quoi s'accrocher. Photo brute. Un détail d'une image plus grande que je donnerai peut-être la semaine prochaine. Bravo encore à Ju bien qu'il n'ait pas eu à affronter trop de concurrence la semaine dernière, quand tout le monde était à la plage... comme d'ailleurs cette semaine et la semaine prochaine. Alors c'est une énigme dédiée à tous les malheureux qui suent sang et larmes au mois d'août pendant que les autres se font bronzer (en France, c'est pas sûr) et s'amusent. Aux forçats donc !!!

Antonioni : un intellectuel piégé

Les jours se succèdent et les géants s’en vont. Bergman hier, Antonioni quelques heures plus tard, tous deux à un âge canonique et en mauvaise santé. Deux grands explorateurs de l’âme humaine mais avec un style tellement différent. Bergman ne fit aucune concession à la production, sans jamais se ranger dans un courant de pensée, dans une esthétique en vogue. On a l’impression que ses films sont éternels tant les références temporelles y sont absentes. Antonioni, toujours en phase avec son époque, traite lui aussi des problèmes humains éternels : l’incommunication, la réalité des êtres, la mort mais il le fait de manière diamétralement opposée, caressant même parfois le public et la critique dans le sens du poil, toujours à cheval entre ses désirs et ceux de la production, entre l’originalité de son œuvre et la communication avec le public, la volonté d’expérimentation et la hantise de ne pas être compris.

Michelangelo Antonioni, assistant de Carné dans Les visiteurs du soir, scénariste de Rossellini et Fellini, prend son envol assez rapidement, en 1950. Il n’a que 38 ans et jusqu’à Le cri (1958), ses longs métrages ne rencontrent qu’un succès d’estime restreint aux cercles intellectuels italiens.

L’avventura le propulse à l’avant de la scène. Ce film, sifflé et pourtant finalement primé à Cannes grâce à l’intervention de Rossellini, deviendra le premier d’une série de quatre œuvres marquées par la présence presque envoûtante de Monica Vitti : La nuit (1961), L’éclipse (1962), Désert rouge (1964). Seul le dernier est en couleur, couleur qu’il ne lâchera plus jusqu’à ses derniers films, dont celui qu’il réalisera avec Wim Wenders, Par delà les nuages (1995), dix années après son accident cérébral qui le priva presque totalement de la parole.

Arrêtons-nous sur Blow-Up (1966), film du milieu de sa vie, de sa maturité mais aussi de ses concessions. Un succès incontestable, mondial, (Palme d’or à Cannes en 1967) qui lui ouvre les portes d’Hollywood où il sera déçu, tout comme Wenders. C’est peut-être cela qui les rapprocha : les rêves déçus de l’Amérique.

Blow-Up, l’agrandissement en anglais, raconte l’histoire d’un photographe à Londres pendant les années folles de l’Angleterre. Il faut savoir que ce film provoqua une poussée exponentielle d’inscriptions dans les écoles de photographies de toute l’Europe et qu’il a grandement favorisé la naissance du mythe qui entoura la profession jusqu’à l’apparition du numérique. Thomas a tout pour plaire. En même temps photographe de mode, de reportage, créateur, il plane dans un monde « branché » où tout lui est acquis. Il roule en Rolls-Royce décapotable, tombe des filles splendides qu’il jette une fois consommées, publie ses œuvres d’art (le résultat d’une seule nuit passée dans un foyer pour SDF) entre deux déjeuners avec ses amis artistes. Si le cinéma est basé sur une identification du spectateur au héros, comment ne pas remarquer que ce photographe-là possède toutes les qualités requises.

Les années soixante, celles de la contre-culture, du « tout est possible », de ce formidable engouement pour la perspective d’un monde nouveau, si différent, ont transformé au cinéma le héros valeureux et irréprochable en héros créateur.

Fellini, avec Huit et demi trois ans plus tôt, s’était déjà sublimement raconté, comme réalisateur, sous les traits flatteurs de Mastroianni. Antonioni utilise son photographe insolemment séducteur pour faire passer un discours intellectuel difficile. Sur une image prise par hasard dans un parc il découvre, en agrandissant (d’où le titre) démesurément un détail, un cadavre couché dans un fourré. Une vague énigme policière non résolue sert de fil conducteur à ses réflexions philosophiques : l’absurdité de la possession (il se bat, dans un concert pop, avec des fans pour s’approprier un morceau de guitare qu’il abandonne dans le caniveau dès-lors qu’il cesse d’être poursuivi), la morosité de l’amour (il entre chez des amis en train de faire l’amour. La femme qui le voit paraît mentalement déconnectée de l’homme qui s’agite sur son corps), l’inconsistance de la mort (le cadavre de la photo aura disparu dès la seconde visite au parc, sans laisser de trace. Thomas regarde alors le ciel masqué par les feuilles qui bruissent dans le vent ), et pour conclure le film, avec peut-être une des plus belles scènes du cinéma, la réalité des choses (confronté à une troupe de mimes jouant au tennis, il finit par courir chercher et par relancer la balle fictive passée au-dessus du grillage).

Blow-Up est d’une richesse infinie. La longue scène de l’agrandissement du cliché qui passe insensiblement du concret du paysage à l’abstrait du grain argentique, dans lequel le cadavre apparaît pourtant, ne lasse pas d’être commentée. Elle restera certainement comme symbole de la grande interrogation du XXème siècle au sujet de l’art et plus généralement de la création : la vacillation entre réel et virtuel.

La production laissa Bergman entièrement libre de ses choix et ils ne furent jamais conciliants. En revanche, Antonioni eut recours au procédé, repris par tant d’autres ensuite, consistant à séduire le public avec des artifices flatteurs pour réussir à transmettre ses réflexions intérieures. Son œuvre n’en demeure pas moins essentielle pour autant.

Illustration : Monica Vitti dans l'Avventura (haut), David Hemmings et Verushka dans Blow-Up (bas)

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