Fusibles sur un tableau électrique
Cette semaine, un objet plus courant dont on ne pourra donc pas me reprocher la rareté. Image brute et dans le bon sens. On attend des propositions pertinentes.
Jean Baudrillard, dans une conférence à l’Ecole normale supérieure, nous prévient de la destruction réciproque de l’image et du réel dans ce qu’il appelle un double meurtre symbolique : « Aujourd’hui tout prend forme d’image, le réel a disparu sous la profusion des images. Mais on oublie que l’image elle aussi disparaît sous le coup de la réalité. L’image est la plupart du temps dépossédée de son originalité, de son existence propre en tant qu’image, et vouée à une complicité honteuse avec le réel. La violence qu’exerce l’image est largement compensée par la violence qui lui est faite - son exploitation à fin de documentation, de témoignages, de message (y compris les messages de misère et de violence), son exploitation à des fins morales, pédagogiques, politiques, publicitaires..... Là, prend fin le destin de l’image, à la fois comme illusion fatale et comme illusion vitale. »
Ce qui est clair pour le premier meurtre, celui du réel par l’image (nous en avons déjà parlé à plusieurs reprises et personne n’en doute plus) l’est beaucoup moins pour le second, le meurtre de l’image par le réel. Quand il développe ses arguments, Baudrillard dénonce la sur-interprétation des images, leur signification trop évidente, instantanée, qui leur enlève la part du rêve. C’est ce qu’il appelle « disparaître sous le coup de la réalité », ne pas aller au delà du premier sens, du rattachement au concret. La force d’une photographie serait justement cet aller-retour du spectateur entre le réel et sa représentation qui se doit de rester assez lointaine de l’original (le noir et blanc des galeries d’art). Il remarque que toutes les expériences destinées à augmenter les deux dimensions de l’image (photographies en relief, photographies sonorisées, hologramme, etc.) en sont restées au rang du gadget ou de curiosité. Il constate aussi, de façon un peu paradoxale, que l’image photographique pourrait se passer de réel, mais que nous, les spectateurs, ne le supportons pas. Il prêche donc pour une photographie dans laquelle l’œil chercherait, se promènerait, se garderait d’interpréter, bref, aurait le temps de rêver un peu, plutôt que de se voir imposer un sens immédiat, définitif et réducteur. Photo Herbert List
Donc on décide, du moins sur le principe, de tout montrer. Finies les mesquineries, les tabous, les pudeurs, les mensonges. Le monde journalistique se présente comme détenteur de vérité et rien n’échappera aux mots, aux caméras et appareils photo. Le mensonge étatique, soyons en certains, sera bien vite déjoué par ces armadas de justiciers « objectifs », qui ne roulent pour aucun parti ni aucune église.
Très vite pourtant des limites vont s’imposer. Celles d’abord des libertés individuelles : chacun a droit au respect de sa vie privée. Les procès intentés par des « personnalités » aux journaux pour violation de ce principe sont généralement gagnés et les plaignants indemnisés. Il faut savoir qu’un journal « à scandales » ne publie ses « informations » qu’après accord du, ou des personnages cités. Ces journaux parlent même de « collaboration » avec leurs vedettes partenaires. Dans ces milieux de célébrités, chacun sait qu’il vaut mieux entendre parler de soi en mal plutôt que ne rien entendre du tout. C’est un atout majeur pour assurer une puissance médiatique durable : personne ne réussit plus sans son image et le media s’occupe d’assurer sa diffusion.
Ensuite certaines réactions humaines, négatives et discriminatoires, sont condamnées, censurées malgré tout. Le racisme et l’antisémitisme par exemple. Personne ne s’en plaindra et pourtant c’est une restriction de liberté d’expression qui aboutit au politiquement correct : des études dont on ne publie pas les résultats, des idées qu’on tait, un discours stéréotypé (disparition du mot « primitif » pour « premier » pour… plus rien : le quai Branly). Il est à remarquer que l’Angleterre, partisane du communautarisme plutôt que de l’intégrationnisme français n’a pas publié les caricatures, au nom du respect pour les communautés musulmanes.
Enfin les guerres pour lesquelles la censure s'exerce de façon systématique sans que, étrangement, personne ne crie au scandale dans les milieux journalistiques. Les Malouines, la guerre du golfe pour laquelle toute la presse a dû se contenter des miettes qu'on lui jetait depuis les états majors. En bref, l'information, durant toutes les dernières guerres menées par le monde occidental, a été entièrement contrôlée par les pouvoirs en place.
Haut gauche : « celui-ci est raciste », haut droite : « celui-ci est antisémite », bas « ceux-ci expriment la liberte de parole ». Tiré du journal jordanien Al-Ghad.
Il semble que tous ces portraits récents de Mahomet jeune soient issus d’un seul et même modèle, que seules diffèrent la couleur du fond, des vêtements et la décoration (souvent étoilée) de l’arrière plan. Deux ethnologues et collectionneurs d’images populaires du monde musulman, Pierre et Michèle Centlivres, découvrent, au hasard de la visite d’une exposition parisienne de photographies orientalistes (photographe Rudolf Franz Lehnert) cette photo réalisée en Tunisie (1905) d’un jeune arabe souriant à l’épaule dénudé. Ils font immédiatement le rapprochement avec les portraits de Mahomet jeune. La coïncidence est d’autant plus étonnante que ce photographe allemand, associé à un compatriote, se plaisait à photographier des adolescents maghrébins pour un public bien ciblé. Comme le remarquent les deux ethnologues suisses : «les jeunes garçons pris pour modèles ne laissaient pas insensible une clientèle européenne adepte de «l’amour qui n’ose pas dire son nom». C’est l’époque de l’immoralisme d’André Gide, qui n’a pas hésité à chanter la beauté des jeunes garçons du Maghreb».
Chacun sait qu'il est beaucoup plus facile de dessiner à partir d'un modèle. Le côté bidimensionnel de la photographie est un avantage supplémentaire et l'auteur de cette affiche ne se doutait pas qu'un jour, par hasard à Paris, deux citoyens helvétiques...
« Tu ne te feras point d'image taillée, ni de représentation quelconque des choses qui sont en haut dans les cieux, qui sont en bas sur la terre, et qui sont dans les eaux plus bas que la terre. Tu ne te prosterneras point devant elles, et tu ne les serviras point; car moi, l'Eternel, ton Dieu, je suis un Dieu jaloux… »
Voilà qui apporta de l’eau aux moulins iconoclastes et pourtant… les religions se passent difficilement du rituel, et le rituel est une représentation, bien que la liturgie nous martèle que la divinité n’est pas de l’ordre du visible.
Force est de constater que l’iconoclasme, qui prend sa source dans la bible, touche aux trois religions monothéistes. En 730 l’empereur Léon III interdit l’usage d’icônes du Christ, de Marie et de tous les Saints. Il ordonne même leur destruction ce qui entraîna nombre de réactions, dont celle de Jean Mansour qui classa l’Islam parmi les hérésies. La conséquence en fut que les partisans des icônes (iconodoules) accusèrent les iconoclastes de « penser comme des Arabes ». Cela semble vrai si l’on ne généralise pas à l’Islam ou l’imagerie religieuse est importante dans le monde persan, les empires ottoman et moghol. De plus, il semble que le refus des images d’une partie de l’Islam n’ait pas de raisons religieuses, comme il en avait pour le Christianisme. Ce serait pour se démarquer du monde de Byzance et enrayer ainsi un processus de conversion au Christianisme, tout en rejetant le luxe outrancier des empereurs, que l’Islam en vint à rejeter les représentations. D’ailleurs, à partir du moment où le monde islamique n’est plus menacé dans son existence, les classes sociales marchandes musulmanes réclament des figurations sur les objets qu’elles commercent.
La destruction des statues géantes de Bouddha en Afghanistan par les Talibans, si choquantes qu’elles puissent être pour l’histoire de l’art, ne doivent donc pas faire oublier qu’il n’y a pas si longtemps les protestants anéantirent bon nombre de statues chrétiennes, les Byzantins défigurèrent les représentations paganistes de la Grèce et de Rome et que l’iconoclasme est, dans ses fondements, davantage un phénomène chrétien qu’islamique.